1 La reine du carnaval. Barranquilla 1959 PAR Jacques GILARD Institut Pluridisciplinaire pour les Études sur l'Amérique Latine à Toulouse A Teresa de Cepeda Le carnaval 1959 accompagne les premiers pas du pouvoir révolutionnaire de Fidel Castro. Vu la proximité géographique, l'événement cubain n'était pas peu de chose pour Barranquilla, mais ceux qui fêtaient leur carnaval ne semblent pas s'en être souciés. Une photo parue le 11 février dans le quotidien local La Prensa montrait les rebeldes (barbe, crinière, treillis, mitraillettes factices) qui avaient défilé sur un des camions particuliers fermant le cortège de la bataille de fleurs - seule comparsa évoquant Cuba, remarquée par un seul journal. Le carnaval de Barranquilla 1959 était surtout le premier célébré sous le Front National : le libéral Lleras Camargo était devenu président le 7 août 1958 dans le cadre du système bipartite et la Colombie était censée aborder une ère de paix. Ce carnaval pouvait symboliser la réconciliation : épargnée par la Violence, la ville se flattait d'être une exception au plan national. Ayant toujours canalisé les festivités et préservé leur contrôle de la société locale, ses élites ne pouvaient manquer d'exploiter la conjoncture, élargissant leur vieux schéma économique centré sur le "triple port" . Semblable à son passé et à son avenir, le carnaval 1959 porte aussi le sceau des circonstances nationales. Accentuant des traits durables, les retouches que la Junta Permanente del Carnaval apporta aux fêtes ont bien un sens. 1 Autre spécificité de ce carnaval : la jeune fille de 19 ans qui fut sa reine, Marvel Luz Moreno Abello, "Marvel Luz I", devint ensuite la romancière Marvel Moreno. C'est notre intérêt pour l'oeuvre littéraire qui nous incite à observer ces fêtes barranquilleras. La possibilité de voir une fête, réputée populaire et folklorique, à travers l'adolescente choisie par quelques notables s'offre dans le matériel accumulé par Berta Abello, mère de la reine : des centaines de coupures, cartes, lettres, invitations, discours, et le "Diario de Marvel" qu'elle écrivit de la naissance de sa fille (1939) à sa propre mort (1983). Une lecture circonspecte s'impose : d'une part, ce que la presse dit du carnaval relève du contrôle oligarchique, et les ciseaux de Berta Abello ont parfois forcé le trait ; en effet, et d'autre part, elle était un modèle de mentalité créole coloniale, au coeur d'une culture costeña très négro-américaine. Mais l'information est riche, et les critères faciles à décoder. Cet angle très spécial est d'autant plus significatif que l'existence du fonds n'est pas fortuite : révélatrice de frustrations que la fille devait sublimer tout en se révoltant contre la tyrannie du journal, la graphomanie asphyxiante de la mère marque l'exception qu'était Marvel Moreno dans son milieu. Très en vue parmi les jolies filles fréquentant le Country Club, Marvel Moreno n'était pas de famille très riche ni très mondaine, handicap que sa beauté ne devait pas corriger au point d'inspirer cette désignation. Mais elle voulait devenir écrivain et, dans la jeunesse dorée, passait pour une intellectuelle. A 17 ans, elle avait créé avec deux amies 1Port fluvial, port maritime (qui ne font plus qu'un) et aéroport. Voir Theodore E. Nichols, Tres puertos de Colombia. Estudio sobre el desarrollo de Cartagena, Santa Marta y Barranquilla, Bogota, Biblioteca Banco Popular, 1973, 301 p. ; Eduardo Posada Carbó, Una invitación a la historia de Barranquilla, Barranquilla, CEREC/Cámara de Comercio, 1987, 124 p. ; Adolfo Meisel Roca & Eduardo Posada Carbó, ¿Por qué se disipó el dinamismo industrial de Barranquilla?, Barranquilla, Gobernación del Atlántico, 1993, 151 p. un bimensuel féminin (Nosotras) tôt disparu pour n'avoir publié que quatre numéros en trois mois. Ses deux amies ayant quitté la ville, elle était le "cerveau" reconnu de cette jeunesse. Son physique était un autre atout. Indispensable, il n'eût pas suffi pour le rôle que les "forces vives" destinaient à la reine 1959. Si l'existence du fonds ici utilisé n'est pas fortuite, l'intronisation non plus. Cette année-là, la reine devait savoir non seulement sourire et danser mais aussi parler : dans l'atmosphère du Front National naissant, elle avait à servir une stratégie "nationale". Au plan local, la stratégie était immuable, mais 1959 présentait des variantes significatives. Le reinado s'inscrivait dans une trame multiple et mouvante d'intérêts, de pressions et d'attentes, rendue plus complexe encore par le projet conjoncturel qu'inspirait la situation du pays. Pouvoir de la reine, reine du pouvoir En principe coeur de la fête, incarnation du pouvoir de l'allégresse, la reine était plutôt l'allégresse d'un pouvoir dont les détenteurs ne cédaient rien en un temps qui passait pour celui de toutes les licences. Bien que ludiques, les signes de cette monarchie fugace disent aussi la continuité de l'ordre. Entourée de sujets, la reine désigne princesses, princes et aides de camp, publie ses décrets bouffons , est abordée avec des formules comme "Distinguida Majestad" et priée d'accorder "su Real Asistencia" à tel acte "social", mais reste sous le contrôle de la Junta Permanente, qui filtre demandes et invitations : une démarche est "autorizada por el doctor Julio Tovar Quintana, Presidente de la Junta del Carnaval", une visite à "Marbi Lux 1a." annoncée "de acuerdo a la cooperación de la Honorable Junta Central del Carnaval", une requête se fait "de acuerdo con don Alfredo de la Espriella, Secretario de la Junta permanente del Carnaval de Barranquilla". 2 3 Si la bonne société ne manque pas de personnes frivoles que passionne le reinado - leur collaboration réaffirme la prégnance de l'élite - c'est dans les quartiers populaires que l'on prend le plus au sérieux la linda soberana. Sa légitimité va de soi : c'est elle qui, en les couronnant, donnera l'onction aux "reines populaires" élues, titres secondaires pour lesquels s'affrontent les habitants des cuadras, les comités de soutien et les candidates rêvant au triomphe de leur vie (chacune aura son char dans le défilé de la bataille de fleurs, le samedi de carnaval). Ainsi, d'une candidate de Cevillar : "Yo, tu humilde subdita,(...) te espero Marvel Luz, con toda tu corte real, para que honres mis dominios con tu bella presencia" (lettre du 23 janvier). D'une autre, de Chiquinquirá : "...se ha organizado una fiesta como modesta contribución a la alegría que según sus Reales deseos debe presidir en estos carnavales de 1959" (23 janvier). De la Junta Seccional de San Roque : "No descartamos la posibilidad que la luz de vuestro nombre se encarne en clara luminosidad de las sugerencias que en momento dado podamos recibir de Ud., oh bella majestad" (23 janvier). Même si l'élection de ces reines n'est pas toute la fête des couches populaires, la passion monarchique inhibe l'irrévérence carnavalesque : effet de la création (1943) de ces reinados, réintroduction de la hiérarchie sociale au sein de la fête subversive. La reine est le scintillant substitut du pouvoir de toujours. 4 5 Elle assume ses devoirs, contrepartie de son pouvoir éphémère. Plus d'une fois, il lui faut danser la cumbia à l'improviste. Le 9 janvier, au night-club de l'Hôtel du Prado ; le 2Ces décrets relèvent du carnaval de l'élite. "Hay que meter en ellos a toda la sociedad. Darles nombramientos", note Berta Abello, le 13 janvier. 3Nous reproduirons sans les signaler les impropriétés des textes manuscrits ou dactylographiés. 4Nous laissons cet aspect de côté ; nos documents présentent un impressionnant florilège de pressions, d'intrigues et de conflits, futiles mais bien réels, qui montrent sous un angle inattendu que la fête est toujours un enjeu et que le pouvoir est toujours au coeur de la fête. 5Nina S. De Friedemann, Carnaval en Barranquilla, Bogotá, Ediciones La Rosa, 1985, p. 59. 12, à la station "La Voz de Barranquilla" ; le 17, à l'Hôtel du Prado, avec le chef de "La Cumbia Soledeña" (photos dans la presse) ; le 18, lors d'une croisière fluviale offerte par une agence de voyages (sa mère note : "¡La reina no puede negarse a bailar!") ; le 19, avec la cumbiamba "Los Patulecos" venue la fêter ; le 20, à "Radio-Kalamary", puis chez elle, alors qu'elle se rendait à une invitation ("Para colmo, llegó una cumbiamba y Marvel salió en medio de grandes aclamaciones a la calle, y prendiendo su vela bailó con la cumbiamba", dit sa mère) et enfin au siège de "Los Patulecos" ; les 22 et 27 janvier, chez elle, avec d'autres cumbiambas. Le 2 février, à Montecristo, elle couronne Mañe Copa I roi du quartier : "¡Gran bailada de cumbia allí, etc. etc.!", signale sa mère. Elle visite les barrios, les bals de cuadras, les comités de soutien aux candidates populaires et leurs "palais royaux". Berta Abello note ces tournées le 15 ("Tuvo que ir a verbenas que le tenían preparadas. Bailar con el que se lo pidiera, tomar los potinges que le brindaran etc. etc. y regresó a su casa, a las 11 1/2 de la noche, ¡ronca, aterida de frío y medio muerta de cansancio!") et les 17, 20, 21, 22 janvier. Au domicile "royal" se succèdent les candidates populaires avec leurs comités (les 14, 15, 16, 19, 21, 29 janvier) et les reines de villages voisins. A chaque sortie, les candidates se pressent autour de la reine (lors des visites aux radios ou aux journaux, qui donnent comptes rendus et photos). Il faut aussi couronner des rois de quartier là où la tradition masculine perdure. Tout ne se passe pas dans la cordialité, malgré la légende de la ville. Il y a trop de deux rois pour un même quartier, comme à Montecristo ; dans son bilan du carnaval, Berta Abello note : "El día que fue a coronar al Rey Puerco, los habitantes de ese barrio, que no lo querían, cortaron la luz. Enseguida la Policía rodeó a Marvel gritando: "¡Cuidado con la Reina!", amparándola con sus cuerpos". L'incident est du 5 février, mais celui du 22 janvier était plus sérieux : relatant la visite aux barrios, la mère notait que "en uno de ellos, le tiraron una piedra a Marvel (porque la candidata que iba a visitar, no la querían en el barrio) y le hicieron una heridita en la mejilla". La messagère de l'allégresse faisait aussi émerger des tensions et devenait bouc émissaire. Le 23, El Heraldo notait seulement : "No obstante haber estado ayer un poco agripada, visitó candidatas, habiendo sido objeto de caudalosos recibimientos en cada ocasión. Estuvo en San José y visitó a la señorita Virginia Bula Palacio, quien la invitó de manera especial. También estuvo la reina en el sector de Las Delicias". L'incident du 22 janvier annonçait l'intrusion de l'élite dans les reinados de quartier, même si ce n'était pas encore l'époque où, en complément de l'habituel achat de votes, les politiciens feraient couronner leurs filles . Dès le 9 janvier, un fonctionnaire départemental, issu d'une des meilleures familles, s'était mis au service de la reine, la précédant partout sur une moto munie d'une sirène. Sa collaboration n'était pas sans arrière-pensée. Le 31 janvier, Diario del Caribe titrait "La candidata Alfa recibió comunicación de Marvel Luz para seguir en el torneo" et publiait un échange de lettres. A cette candidate renonçant à concourir, la reine écrivait : "Para mí sería especialmente placentero que volvieras a ocupar el lugar a que te llevaron tus muchos admiradores y amigos." Alfa répondait : "...he llegado a la conclusión de que es inútil luchar contra la incomprensión de una Junta Seccional visiblemente decidida a obstaculizar mi candidatura." Le problème s'éclaire avec le manuscrit de Berta Abello qui notait, le 2 février, que la reine était allée couronner "reina de la simpatía" la fille de son éclaireur. C'était le signe de l'échec pour celui-ci, mais il était influent ailleurs : la photo de ce couronnement ("Reina de la simpatía de Olaya y Delicias") parut dans Diario del 6 6Nina S. de Friedemann, op. cit., p. 59. Caribe le 4, en même temps que celles de la cérémonie officielle célébrée le 3 (couronnement par Marvel Luz I des dix-huit reines de quartier). La mise en pages favorisait la reine apocryphe : malgré le vote populaire, Alfa gagnait la bataille médiatique. La reine avait été piégée dans un conflit révélant combien le carnaval des barrios était exposé aux menées de cette élite qui la déléguait parmi les flambeaux des cumbiambas. Le carnaval des marchands Barranquilla s'est longtemps vue comme une ciudad de tenderos. Le Magdalena et la proximité de la mer en avaient fait jadis un lieu de contrebande et de commerce et, si sa croissance devait beaucoup à l'industrie, elle restait ville de marchands. Le carnaval était vitrine et la reine support publicitaire. Les cadeaux qu'elle recevait figuraient le plus souvent dans la presse, illustrés de photos. L'industriel José Lapeira, membre de la Junta, et un couturier anonyme étaient l'exception : l'un offrait des pantalons (slacks) issus de son usine, mentionnés dans le journal de Berta Abello et ignorés par la presse, l'autre prenait les mesures d'une robe de cocktail livrée quelques jours plus tard sans que la mère relève son nom ou que la presse le cite. Mais des "objets d'art" offerts dès le 10 janvier par un importateur d'articles domestiques, un jeu de valises donné par un grand magasin ("¡Gangas de ser reina!", note Berta Abello), des souliers donnés par un chausseur ont leur place dans la presse et les photos ne manquent pas. Les entités publiques investissaient dans la mise en valeur de la reine, amplifiant l'action de la corporation marchande dont émanaient municipalité et gobernación. La compagnie téléphonique installait gratis une ligne supplémentaire chez les Moreno. La compagnie d'électricité équipait la cuadra d'un éclairage a giorno, dont l'interrupteur était à l'intérieur du "palais". La reine disposait de la voiture du maire (le journal de Berta Abello ne dit rien de la crise municipale du moment). Pas de fête costeña sans rhum : le 29 janvier, Fábrica de Licores del Atlántico envoie à la reine 75 litres "para que aquellos súbditos que alegren la puerta de su residencia con danzas y cumbias sean obsequiados", puis le 5 février "como obsequio y propaganda de la Fábrica y para contribuir a las festividades carnestoléndicas, una caja de ron Carnaval, 30 litros de ron viejo 1917 y 20 litros de ron blanco". Rien que de très normal : c'est la distillerie départementale. Plus soucieuse de publicité, une grande distillerie de l'intérieur, livre une quantité non précisée, "obsequio que le hace Caldas Limitada para que dé a conocer a sus súbditos el famoso Ron Viejo de Caldas y Aguardiente Cristal". Ces contributions illustrent la trame de sujétions du carnaval. Les groupes populaires de danse (les cumbiambas) et les danses folkloriques (les Danzas, typiques de la culture barranquillera) devaient être rémunérés quand ils rendaient hommage à la reine. Avec leurs masques zoomorphes et la tenue rutilante de leurs congos, les Danzas faisaient l'image de Barranquilla, ce qui justifiait bien cette minime reconnaissance. Issues d'un sous-prolétariat fortement pigmenté, elles voyaient suspendre brièvement leur marginalité, réaffirmée par la rétribution qui disait une dépendance envers l'élite héritière des anciens créoles. Née dans l'élite, désignée par elle, la reine devait récompenser ces sujets qui la fêtaient : les distilleries y veillaient. Le dimanche 11 janvier, Berta Abello notait, distante : "A las 10 de la mañana vino una murga (del músico Vásquez) a tocarle a Marvel. Se les dio ron y dinero." Et le 8 février, sur le même ton : "Vinieron a su casa danzas, cumbias, comedias y disfraces. A todos se les regaló botellas de ron. Todos querían ver y bailar ante la reina, pero Su Majestad 7 7Margarita Abello, Mirta Buelvas, Antonio Caballero Villa, "Gajos de corozo, flor de La Habana", Suplemento del Caribe, Barranquilla, n° 269, 18 février 1979, p. 4 et 6. dormía". Les marques de boissons alcoolisées mettaient aussi leur emprise sur des aspects plus modernes et massifs. Le 3 février, une marque de rhum fêtait dans un grill à la mode les reines populaires que Marvel Luz I venait de couronner. La brasserie d'un consortium local devenu aujourd'hui premier groupe financier du pays, commençait à prendre en mains les activités rentables liées au carnaval. Espoir de la ville, le tourisme était la clé de la stratégie des "forces vives" qui, dans le nouveau contexte national, misaient sur l'attrait de la forme donnée au carnaval 1959. Autre motif d'attentions envers la reine et nouvelles célébrations. Le 18 janvier, une agence de voyages offre sur le Magdalena la croisière censée promouvoir le potentiel touristique du fleuve. Le 5 février, le Yacht-Club offre une autre croisière à Marvel Moreno et aux diverses reines nationales et étrangères, invitées par la Junta. C'est le "carnaval aquatique", innovation visant à rendre plus prestigieuses les fêtes (on se demande comment il pouvait être contemplé de la ville et constituer à l'avenir un spectacle, qui plus est avec le paysage de ciénagas et les eaux boueuses du Magdalena) . 8 Le prestigieux Hotel del Prado tentait de s'insérer dans les célébrations et multipliait les annonces - des communiqués mal retaillés en articles de presse. Il logeait gratuitement les reines de beauté et leurs "cours", s'ouvrait pour conférences de presse, cocktails, présentations et bals... et le faisait savoir. La Prensa (16 janvier) et El Heraldo (17 janvier) annonçaient qu'il accueillerait le carnaval et serait son "quartier général". El Nacional (24 janvier) titrait "El Hotel del Prado sede del carnaval del 59" et assurait qu'il recevrait le 31 le bal de couronnement de la reine, "el cual por primera vez en los últimos veinte años se celebrará en sitio distinto al Club Barranquilla o Country, sedes de la sociedad barranquillera". La tactique avait ses limites : le bal du 31 eut lieu comme toujours au Country et seul celui du 6 février (significativement, celui du couronnement de la "reine du carnaval national") se tint dans l'hôtel qui, lié à la Junta dans l'essai d'élargir les fêtes, atteignait en partie son but. Ses salons et la qualité de son service servaient la stratégie de la Junta et le pouvoir appuyait (le gouverneur y offrait un cocktail à son homologue et à la reine de Cartagena). Mais les célébrations de l'élite, centrées sur la reine du carnaval et occupant la première moitié du calendrier et une partie de la seconde, ne quittèrent pas les clubs, laissant l'hôtel aux parvenus et aux touristes. L'élite ne changeait pas ses rituels pour la bonne cause économique. L'hôtel figurait largement, surtout vers la fin (le carnaval "national"), faisait sa publicité, mais restait subalterne : lieu de réunion pour le cortège des reines le 7 février, pour la "Danza del Garabato" le 8, pour la "Noche de Cumbia" le 9, il n'était que point de départ d'une tournée des clubs, toujours achevée au Country où se déroulait l'essentiel des soirées. La reine était prise dans cette commercialisation, qui la dépassait de beaucoup (elle n'en prit pas conscience d'emblée et n'en vit que ce qui l'affectait directement). Ce processus ne contribua pas à mieux vendre le carnaval aux touristes mais acheva de livrer la fête à l'esprit de lucre qui la grignotait. 1959 marque une accélération. Les bals de famille, de cuadra ou de quartier connaissaient déjà la concurrence des chapiteaux (casetas) installés sur l'artère principale par de grandes brasseries. Le terme caseta n'apparaissait que dans le programme officiel de la Junta, publié le 21 janvier ("6.30 p.m. Gran baile 9 8En 1959, Puerto Colombia donnait à ses festivités le nom de "Carnaval Turístico", mais cette décision n'est guère significative. Beaucoup plus importante était la création par Santa Marta d'une fête et d'un reinado de la mer, amorce d'un développement touristique que permettait le cadre naturel. 9Trente ans plus tard, la plainte était la même : le carnaval manque de promotion touristique. Cf. "3. El Carnaval y el turismo", in Adolfo González Henríquez & Deyana Acosta-Madiedo H., Memorias de los foros del carnaval, Barranquilla, Cámara de Comercio, 1989, p. 36-38. popular en las casetas del Paseo de Bolívar", annonçait-on pour le 7 février, après la bataille de fleurs). Il était ignoré du correspondant de El Tiempo : "En el Paseo Bolívar hay dos pistas de baile. Una de la cervecería Aguila y otra de las Cervecerías Bavaria. Allí se baila y se toma cerveza. Lástima de los precios que eran prohibitivos, especialmente en el tinglado de Bavaria" (10 février). Si le mot manquait, la réalité avait suffisamment pris forme pour qu'on devine sous la mention superficielle (et sous la pique à l'une des entreprises) la rentabilisation du carnaval , enjeu que les grands brasseurs se disputaient à la fin des années 50 , le consortium local se taillant la plus belle part puis empochant la fête. 10 11 L'élite et les "quartiers" Ville tard venue, née du commerce et du travail, fière de s'être faite elle-même, Barranquilla oppose ce devenir roturier aux parchemins de Santa Marta et Cartagena. Ses élites la veulent ville démocratique ; le carnaval en serait la preuve. Dans la livraison 1959 de sa revue Carnaval de Barranquilla, le journaliste Simón Martínez Fuenmayor écrivait : El Carnaval es una fiesta democrática, es la fiesta de la convivencia y en ella habrá que ver uno de los elementos que con mayor eficacia ha disciplinado a Barranquilla dentro de la norma de fraternización que se distingue al través de las clases sociales. Disfrazado el aristócrata más susceptible de su rango, no es distinto del bracero que tiene encima su vestido de "torito". Pueden alternar de igual a igual porque las llamadas clases sociales se han desvanecido. Así, en un salón, el señor de la casa puede bailar una cumbiamba con quien le lava la ropa12. On retrouve souvent ce cliché, comme chez Alfredo de la Espriella pour qui le carnaval "es el evento tradicional de regocijos públicos en el cual participa toda la comunidad sin diferencia de clases, desde hace más de siglo y medio" , et qui loue le "buen comportamiento del pueblo barranquillero, digno exponente de sus propias virtudes cívicas", non sans admettre que, dans la fête, le peuple savait se tenir à distance de l'élite ("La gente del pueblo respetaba su posición") - aveu de pratiques ségrégatives. Masqué ou non, l'aristocrate de Martínez Fuenmayor dansait en plein air (dans un salón burrero) avec sa lavandière, mais celle-ci n'avait pas accès aux clubs. 13 14 Dans la même livraison, un auteur qui signait "Dr. Argos" disait tout autre chose : "Lástima grande que esta fiesta tradicional, típica y folclórica, con el tiempo vaya perdiendo su encanto por culpa de (...) la oligarquía barranquillera". Il constatait, probable allusion aux casetas commerciales : "Lo que ayer se hacía a pleno sol o a la luz de la romántica luna, hoy se hace en salones casi exclusivos donde el pueblo paga los platos rotos", et déplorait : "Se ha fraccionado por falta de imaginación de sus dirigentes y organizadores, que poco les importa la vida de nuestro pueblo todo el año sudoroso y en espera de esta su grande fecha o efemérides que le hace la existencia 10Manuel Torres Polo, "El fenómeno urbano y la descentralización del carnaval", in Adolfo González Henríquez & Deyana Acosta-Madiedo H., op. cit., p. 20-25. 11En 1957, le groupe Bavaria sponsorisait la fête en l'honneur des reines populaires (Diario del Caribe, 28 février 1957). 12Simón Martínez Fuenmayor, "El Carnaval, la Fiesta de Barranquilla", Carnaval de Barranquilla, s.n., 1959, s.p. 13Alfredo de la Espriella, Imagen temporal de Barranquilla, Barranquilla, Berma Impresores, s.d. (1978), p. 88. 14Alfredo de la Espriella, "Julia Pochet, primera presidenta del Carnaval de 1899", El Heraldo Dominical, Barranquilla, 14 février 1999 (consulté sur Internet). menos sórdida" . De fait, le carnaval sans entraves n'existant pas, c'est une fête largement confisquée que l'on voit à Barranquilla en 1959. 15 La Junta Permanente contrôlait le carnaval populaire à travers la Junta Popular, présidée par l'un des siens (Rafael Ariza Pernett en 1959, avec pour assesseur l'intellectuel Adalberto del Castillo) et les Juntas Seccionales : rapport vertical, autoritaire. La Prensa du 23 janvier semblait croire à une concertation, annonçant pour le soir une réunion de la Junta Popular avec candidates et comités "con el objeto de acordar todo lo concerniente a la Coronación de las reinas de Barrios". Ailleurs, il n'est question que des devoirs de la base. El Nacional du 8 janvier avait parlé de "la manera como deben actuar las sub-juntas en las distintas secciones que les corresponde dentro de la organización general". Le 23, El Heraldo disait de la réunion du soir : "... allí se impartirán las últimas órdenes sobre la culminación del certamen". Marvel Moreno y était invitée par une lettre (du 22) de Rafael Ariza Pernett "para efectos de organizar debidamente la forma como ha de realizarse el Carnaval en los Barrios de la Ciudad". Le plus clair était El Nacional du 24, qui parlait de "las masas populares encargadas de hacer el carnaval en los barrios". Le journal de Berta Abello montre ce que l'élite pensait du populaire et de ses festivités. Les visites de la reine dans les quartiers ne sont pas le fait récent dont parlait Nina S. de Friedemann en 1985 . Elles étaient déjà une habitude en 1959, même si Marvel Moreno semble leur avoir donné une forte impulsion (Carolina Manotas, reine de 1953, avait ouvert la voie). Berta Abello détestait cette promiscuité. De Margarita Angulo Carbonell (dont sa fille était princesse), elle disait dans son journal, le 20 février 1957 : "¡Margarita ha echo su Carnaval en los barrios! No se cansa de soportar tanta plebe", et le 1er mars, pour l'intronisation des reines populaires, parlait de "coronación chachana" . En 1959, comme sa fille était reine, Berta Abello tendait à tout trouver parfait, mais ses préjugés créoles marquent le récit qu'elle fait de la cérémonie du 3 février 1959. On devine l'agacement de la reine devant l'enflure des discours, mais on voit surtout que, si la mère fut ravie de l'irrévérence de sa fille, la prévention contre la plebe ne cédait pas : 16 17 Hubo discursos. Besuqueos (todas las reinas, al ser coronadas, estampaban el "dulce ósculo" en las pobres mejillas de Marvel, la cual quedó convertida en un muestrario de lápiz labial). Fotos, etc. Marvel tuvo que hablar por los micrófonos y para distraerse un poco (ya que el acto era cansón y aburrido) se dedicó a tomar el pelo como vulgarmente se dice, corrigiendo lo que los locutores decían, con gran regocijo de éstos y haciendo el gran desorden. Hubo aplausos y vivas. (...) Cuando Marvel terminó de enganchar coronas, regresó a su casa. Les clubs protégeaient contre la promiscuité et leurs encadrés de presse disent leurs précautions. Ne seraient admis aux grands bals que les socios à jour de leur cotisation. Le Club Alemán allait vérifier toutes les cartes d'identité et contrôler de près l'invitation aux non-résidents. Le Club Barranquilla exigeait : "Traje: Etiqueta o disfraz de fantasía" et interdisait "caretas, capuchones o, en general, disfraces que no sean de fantasía". Au Country, "las personas que vengan con máscaras deberán identificarse en las oficinas de la Gerencia antes de entrar a los salones" ; "para los bailes del Sábado y Domingo no se permitirá la entrada de Capuchones". Le Country n'était pas moins strict 15Dr. Argos, "Vuelve el carnaval de Barranquilla", Carnaval de Barranquilla, s.n., 1959, s.p. Op. cit., p. 66. 17Aucun barranquillero consulté n'a reconnu ce mot, fréquent dans le journal de Berta Abello. Marvel Moreno le reprend dans sa nouvelle "La noche feliz de Madame Yvonne". Péjoratif, le mot définit tout ce qui est plebe et porte le stigmate africain. 16 que le Club Alemán sur la tenue ("Disfraces de fantasía, Smoking o Cocktail"), limitait l'accès ("Favor abstenerse de solicitar invitaciones para personas no socias residentes en el Departamento del Atlántico") et n'acceptait que les comparsas exclusivement formées de socios. Partout, on s'assurait de ne pas recevoir de résidents douteux et l'autorisation du seul disfraz de fantasía barrait l'entrée aux tenues folkloriques, assimilées à la plebe trop brune et seulement acceptables dans la fête des rues. En revanche, la publicité de l'Hotel del Prado sur les orchestres animant ses soirées commençait par : "Todo Barranquilla puede divertirse (...)" : les nouveaux riches y avaient leur place. Mais il fallait tolérer les inquiétantes célébrations populaires. L'autre aspect du mythe démocratique était celui du peuple allègre mais travailleur ; la démagogie en usait abondamment à propos du carnaval. Adalberto del Castillo écrivait par exemple : Es justo que el pueblo de Barranquilla, nuestro pueblo laborioso y sano, se divierta sin reatos en la época en que impera Momo. Tiene a ello derecho un conglomerado humano que trabaja durante todo el año, de sol a sol, en el taller, en la fábrica o en la oficina, a base de innegable consagración y con un sentido perfecto de colaboración y de eficiencia. Esa actitud lo ha colocado en una posición de superioridad, respecto a sus congéneres del país.18 Le cliché figure dans le discours du président du Club Arabe à la reine (1er février) : "Te deseamos (...) que traigas en tus Reales decretos el espíritu de esta pujante ciudad, el instintivo de la cultura de un pueblo que además de trabajar sabe divertirse (...) y que así pongan (estos carnavales) en lo más alto el nombre de esta amada ciudad." Image, inlassablement reprise au cours des ans, d'une ville éprise de progrès, sans conflit de classes ni division de races. Mais l'élite, moins créole et plus bourgeoise que Berta Abello, n'en veillait pas moins sur son carnaval : une délégation du Lion's Club effectuait une visite de courtoisie au domicile de la reine (16 janvier). 19 Si la passion pour les reinados est signe d'un contrôle efficace, le plus probant est que l'acteur populaire adopte les représentations de l'élite. Le carton édité pour le Nouvel An 1959 par la "Danza del Torito" reprend le cliché du peuple civilisé et se plie au projet touristique de la Junta : "El carnaval de Barranquilla, es no solamente una tradición de cultura y civismo que conoce y valora el país, sino que es también una atracción turística y económica que los gobiernos deben estimular". Le bal "El mundo hablando... y yo gozando" annonce (coupure sans référence) une soirée caractérisée par "un buen sentido de la diversión dentro de las normas de la educación y la cultura." Une candidate de Montes s'adresse à la reine (lettre non datée) au nom de "todo un barrio sencillo, trabajador y honrado". El Heraldo (10 janvier) publie l'invitation d'une candidate à sa "verbena bailable y tomable (...) en la que podrán divertirse sanamente y con gran derroche de alegría". Une autre coupure (sans référence) annonce que "la indiscutible Ligia Primera ofrecerá un bello certamen de cultura, símbolo característico del espíritu barranquillero." L'exemple le plus clair émane de la "Danza del Congo Grande" (la plus ancienne de toutes, issue du temps de l'esclavage). El Heraldo diffusait cette convocation : Hoy 20 de enero, día de San Sebastián, se llevará a efecto en el palacio de costumbre, situado en la calle 28 entre las carreras 27 y 29, los primeros ensayos de instrucciones debidas, todo de acuerdo con el reciente Decreto de la Alcaldía Municipal. Se hace pública manifestación que se hará todo lo posible 18Adalberto 19Texte del Castillo, "Bajo el imperio de Momo", Carnaval de Barranquilla, s.n., 1959, s.p. dactylographié conservé par Berta Abello. para que los componentes de esta Danza guarden todo el respeto y disciplina que el caso requiere para que estos carnavales gocen de la simpatía del pueblo y de los turistas, que sea pues un certamen de civismo y en esta forma se exhorta a las demás danzas y diversiones del caso, como buenos barranquilleros. S'adressant à la reine au nom de toutes les Danzas traditionnelles (sauf le "Torito"), le même "Congo Grande" usait encore du cliché de la civilité : ...estas danzas unidas, en secion de fecha 11 de los corrientes, en casa del Sr, presidente Sr, Alberto Ramon Benedetti, con el fin de conseguir el mayor orden y respeto debido al caranaval de Barranquilla, para evitar el no se presenten casos que ballan contra la moral y las buenas constumbres durante las temporadas carnestolendicas. Estas Danzas, antes nombradas, para que reine la mayor union en nuestros tradicionales festividades Carnestolendicas, aprobo una proposicion de saludo a S, M, Marbi Lux Ia. Tout n'était pas, bien sûr, soumission à la loi de la Junta. Si l'irrévérence n'arrivait pas jusqu'à la reine sous forme écrite, on a vu que des conflits pouvaient l'affecter physiquement : le carnaval des quartiers n'était pas seulement le certamen de cultura prôné par l'élite. Le populaire ne se laissait pas entièrement spolier. Il y avait une dignité vraie chez le chef du "Torito" qui, certes, éditait un carton respectueux des clichés officiels (sa Danza ne pouvait survivre sans subvention) mais était fier de ce que valait ce "Torito" fondé en 1878. Au dos du carton déjà cité, il écrivait à la reine : "Campo Elías Fontalvo, Director de la Danza del Torito, al congratularse con la acertada eleccion de Ud. como Reina del Carnaval, la felicita cordialmente, mientras le presenta sus respetos personalmente, y felicita a nuestra querida Barranquilla". La liberté est évidente dans les lettres venues de quartiers rétifs à la féminisation des reinados. Non sans concessions aux clichés localistes et au jargon monarchique, ces comités ignoraient la Junta et traitaient d'égal à égal. Le 20 janvier, celui de Montecristo demandait à la reine de couronner Mañe Copa I : "...consideramos nada mas justo nos de pare tan señalado favor, lo que le sabremos agradecer infinitamente. Dignísima Majesta, la Reina mas popular de cuan tas hasta hoy ha tenido nuestro cara ciudad, la Puerta, de Oro de Colombia", puis, le 29, adressait "un recordatorio a su Majestad, sobre la coronacion del Rey del Barrio Montecristo, Mañe Copa I, que como ya hemos convenido tendrá lugar el dia lunes 2 de febrero, en la calle 52 K57". La plus directe était la Junta Directiva Pro Reinado Puerco I, conviant la reine "para el acto de coronacion que fué fijado por los moradores de este barrio el dia jueves cinco (5) de febrero, alas 8 p.m. en la calle 45, carrera 53 esquina (...) dandoles las gracia por anticipadas de este gran favor en veneficio de las festividades Carnestolendicas que Ud. dignamente reina en este Año de 1.959" (19 janvier). Recompositions, récupérations La croissance urbaine conduisait l'élite à recomposer ses représentations. Des éléments longtemps proscrits s'intégraient à ses pratiques festives. Si le filtre socio-racial barrait toujours la porte des clubs, une osmose sélective avait joué sur le plan culturel, les danses costeñas supplantant danses européennes et danses de l'intérieur. Ce qui fut une révolution en 1937 (l'entrée du porro dans le répertoire joué au Club Barranquilla, "destape de todas las expresiones tocadas por nuestras bandas de pueblo que fueron recogidas por las orquestas de la época") s'était banalisé. Lors du carnaval 1959, les deux grands orchestres costeños de Lucho Bermúdez et Pacho Galán animaient les 20 21 20Antonio María Peñaloza, "La música en el carnaval de Barranquilla", in Adolfo González Henríquez & Deyana Acosta-Madiedo H., op. cit., p. 5. 21Mapalé-macumba de Bermúdez en l'honneur de la reine : "Marvel Luz, eres tú mi inspiración,/ Marvel Luz, es tu risa una canción". soirées de gala des clubs, notamment du Country, évinçant l'orchestre cubain engagé pour la saison. Désormais, la cumbia, dont on ne voulait plus percevoir l'ingrédient africain, était l'emblème de la région et le rythme quasi officiel du carnaval, rythme commun à la bonne société et aux couches populaires, ces dernières oubliant des rythmes mieux adaptés aux divers moments de la fête traditionnelle . La standardisation opérait. La reine, on l'a vu, devait danser la cumbia en de très diverses circonstances. La danse était institutionnalisée dans le carnaval de l'élite : le 9 février 1959, les clubs célébraient la "Noche de Cumbia". Dans les déplacements de la reine, on remarque le rôle accordé aux "Patulecos", cumbiamba primée lors du carnaval 1958. On note aussi la présence du groupe musical "La Cumbia Soledeña" dans plusieurs soirées de l'Hôtel du Prado et à la fête officielle du carnaval de Puerto Colombia. Ce groupe n'entrait pas au Country, mais on le montrait aux visiteurs. La cumbia était bien l'objet d'une appropriation, comme les autres danses régionales, non sans que subsistent certains filtres. La "société" dosait la popularisation de ses fêtes. Plus pénétrée de culture régionale, elle exhibait sa costeñidad tout en éludant les signes d'une embarrassante négritude. On acceptait d'évoquer, mais sans risquer d'inacceptables confusions... 22 De même avec la "Danza del Garabato", danse folklorique reprise par l'élite. Il y avait deux "Garabatos", l'un populaire qui défilait dans la bataille de fleurs, l'autre mondain qui s'en tenait pratiquement à l'espace des clubs. Un des encadrés de presse publiés en 1959 par Emiliano Vengoechea, président du "Garabato" mondain, était daté "Año XXIII" (la captation remontait donc au moins à 1937, coïncidant à grands traits avec l'admission des rythmes costeños). L'élite popularisait très modérément sa pratique carnavalesque : le garabato (bâton crochu) symbolisant le paysan, le présupposé criollista écartait le soupçon de négritude (la tenue masculine évoque plutôt un mousquetaire). Un autre encadré de 1959 annonçait : "Se avisa a todos los GARABATOS viejos, nuevos, casados y solteros, que la Danza saldrá el Domingo de Carnaval". Le groupe choisissait son jour (le dimanche, sans défilé populaire), se préservant de toute confusion, et il ne "sortait" guère : ce 8 février 1959, conduit par Emiliano Vengoechea et Marvel Moreno, il parcourut deux cuadras des beaux quartiers puis anima la soirée dans les clubs, où le "Baile del Garabato", institutionnalisé, réunissait la reine et la bonne société - tandis que, ailleurs dans la ville, se déroulait le concours folklorique et qu'à la nuit commençaient les bals populaires. La ségrégation opérait selon les moments. Le soir du 30 janvier, des groupes populaires escortent la reine jusqu'au stade municipal où va se faire le couronnement (Berta Abello parle de quatre Danzas ; une coupure de presse mentionne les Danzas de "El Torito" et "El Congo Grande" et les cumbiambas "Los Patulecos" et "Agua pa' mí" ; Diario del Caribe du 31 donne une liste plus longue). Au stade, ces groupes portent le palanquin royal jusqu'à la scène. Là s'arrête leur rôle. Après la cérémonie, un cortège précédé de motos gagne le Country pour la copa de champaña bailable. Les Danzas et cumbiambas sont oubliées : légitimante et décorative pour un prélude qui rappelle l'esclavage, l'onction populaire est renvoyée au néant de la marginalité dès que l'élite célèbre son propre rituel . 23 22Cf. Antonio María Peñaloza, op. cit., p. 4. faut-il noter qu'il s'agissait d'une "popularisation" récente. Un reportage, dans Estampa du 21 février, affirmait que c'était seulement depuis 1958 (en fait, depuis 1957 au moins) que le couronnement se faisait ailleurs que dans un lieu fermé réservé à la "société". Ajoutons que l'entrée était payante (5 pesos les preferenciales, et 3 les tribunes). 23Encore La rencontre des deux carnavals avait lieu dans la rue, pour la bataille de fleurs du samedi, qui défolklorisait la fête traditionnelle. Ce jour-là (le 7 février en 1959) Danzas et cumbiambas escortaient en dansant le défilé des chars, qu'ouvrait la reine. Cette apparente fusion, en réalité reflet de la hiérarchie socio-raciale, réduisait l'autonomie des groupes, déviant leur créativité, les encadrant dans un acte planifié, sur un terrain contrôlé : les pratiques traditionnelles se trouvaient disloquées dans une fête devenue spectacle. C'était une autre popularisation, imposée d'en haut. Pour le 10 février figurait au programme officiel un autre défilé de chars, appelé conquista en souvenir des heurts d'autrefois entre Danzas rivales , vidés de leur violence : autre spectacle et autre altération. L'espace laissé aux Danzas et cumbiambas était le concours folklorique, une autre façon d'encadrer et de fausser ces formes d'expression. Requise par le "Baile del Garabato" dans les clubs, la reine n'y assistait pas et la presse donnait une liste succincte des groupes primés. 24 Front National, carnaval national Qualifié de "national", le carnaval 1959 évoquait le nom du nouveau régime. Dans l'apparence de paix que promettait le pacte bipartite, la fête réputée exemplaire justifiait une promotion dont les retombées intéressaient la bourgeoisie barranquillera. Dès sa nomination, Marvel Moreno arguait de l'exemplarité, plus clairement que quiconque, en répondant à la presse locale. Infiniment plus réfléchie et cultivée que ne le soupçonnaient les reporters, elle déclarait, à leur grand étonnement : "Lo primordial es la paz de Colombia", et parlait de l'esprit barranquillero, "aspiraciones ciudadanas que son las de continuar nuestro ambiente de alegría que en el panorama de la patria ciertamente es una propiedad de nuestra amable y acogedora Barranquilla", "fervoroso deseo porque la ciudad continúe dando el ejemplo cívico y patriótico de su alegría" (El Heraldo, 10 janvier). Pour l'hebdomadaire local El Momento (16 janvier), elle évoquait le tourisme, souhaitant que "el nombre de la ciudad recorra todos los caminos de la patria y el exterior como sinónimo de alegría y de gentes acogedoras y bondadosas; así haremos patria y recibiremos beneficios todos." Dans l'esprit de la Junta, ce rapport au projet pacificateur du Front National n'était qu'un outil. Bien que parent pauvre (assesseur intellectuel) dans la sphère du pouvoir, Adalberto del Castillo allait droit au but, louant l'action de la Junta, "fecunda tarea encaminada a hacer de los carnavales algo excepcional y atrayente" pour de "densas corrientes turísticas, tanto colombianas como foráneas". La fête devait être celle du pays : "Todo cuanto se haga en ese sentido redunda en beneficio directo de la ciudad" . La presse mentionnait peu l'angle politique. Dans El Nacional du 21 janvier, Arturo Rodríguez parlait de l'exemple donné par "la capacidad de nuestras gentes para divertirse aun en las peores épocas de la historia" et de sa valeur pour "los hermanos del interior, cuya tragedia como consecuencia de la violencia política hemos tenido que sufrir cuando menos por medio del espíritu". Un mois plus tard, le 21 février, titrant "Hay que barranquillizar el país", Estampa de Bogota exaltait le modèle "para que en Colombia se depongan los odios, impere la alegría y reine la felicidad". 25 L'idée d'un carnaval "national" passait mieux dans la presse : l'insistance de la Junta était efficace sur ce point. Il était question de "Carnaval de Colombia" et de "fiesta de la nación" (El Heraldo, 16 janvier), de "carácter nacional" (El Tiempo du 17), d'une "invitación nacional" (El Tiempo des 22 et 23), d'un "especialísimo carácter de celebración nacional" (Graficarte du 22, El Heraldo du 24). Après la fête, on parlait de 24Margarita 25Adalberto Abello, Mirta Buelvas, Antonio Caballero Villa, op. cit., p. 5. del Castillo, op. cit., s.p. "definitivos rumbos nacionales" (El Heraldo du 11 février), de "categoría nacional ante el resto de América" (El Espectador du 12), de "carácter esencialmente nacional", de "visos internacionales" (Estampa du 24). Arturo Rodríguez avait dévoilé la trop vaste ambition dans El Nacional du 21 janvier : "Que este carnaval nacional de Barranquilla sea la demostración de que se puede hacer en nuestro medio un carnaval al estilo del de Río de Janeiro o el de La Habana, para no referirnos a otro continente". Le mardi gras, alors que la rue enterrait "Joselito Carnaval", la bourgeoisie réitérait son plaidoyer de toujours. Devant le Rotary réuni comme chaque mardi à l'Hotel del Prado, le gérant d'une compagnie naviera dissertait sur "Turismo en el Magdalena" : il s'agissait, dit le compte rendu , de faire connaître la beauté du fleuve et de multiplier le nombre de ceux qui y naviguaient pour le plaisir. Le rédacteur élargissait la perspective : il fallait rendre l'embouchure navigable y compris en basses eaux, obtenir pour Barranquilla deux dragues que l'État venait d'acheter, finir d'aménager l'embouchure, obtenir l'autonomie du Terminal Marítimo, créer une zone franche : éternelles demandes d'une ville qui, guidée par les navieros, avait misé sur le fleuve et souffrait d'avoir négligé le transport terrestre. On comptait sur la paix civile pour réactiver le "triple port" et ouvrir le champ du tourisme. Le carnaval "national" promu par la Junta s'articulait au tenace projet structurel du groupe dirigeant. La reine avait eu son rôle dans ce plan. A l'occasion du prix hippique "Carnaval de Barranquilla" disputé à Bogota, on l'avait envoyée dans la capitale pour promouvoir la ville et le carnaval ; elle avait présidé les courses, visité les grands journaux, participé aux soirées mondaines, parlé à la télévision. Pour dire combien il était aisé de gagner la ville, elle n'avait pas manqué de rappeler que l'aviation colombienne était née à Barranquilla (Graficarte, 29 janvier). 26 Qu'était ce carnaval "national" et comment se déroula-t-il ? Sans innover, on forçait un trait apparu en 1957 en invitant des reines de beauté colombiennes, qui devaient accroître l'attrait des fêtes. Autre déformation élitiste : la Colombie vibrait du titre de Miss Univers remporté par Luz Marina Zuluaga qui allait honorer le carnaval de sa présence. La Junta voyait grand puisqu'elle avait lancé un concours (encadrés de presse) pour la réalisation de seize chars destinés aux reines des seize départements, dont une serait élue "Reine Nationale du Carnaval". Malgré démarches et promesses, Barranquilla n'eut que huit de ces reines, mais il y eut aussi des étrangères. Toutes venaient de la Feria de Manizales où elles avaient concouru pour les reinados national et continental du café. Heureux hasard, une barranquillera avait obtenu le titre national et avait relayé l'idée, improvisée par la Junta, d'inviter au Carnaval les reines présentes à Manizales. Ce fut l'échec : la reine continentale, une Brésilienne, ne vint pas, non plus qu'une reine brésilienne du coton ; sur la douzaine d'étrangères que l'on attendait (et qu'un reporter crut voir à l'aéroport de Barranquilla), trois seulement furent de la fête. On attendit en vain une "Señorita Américas", d'anciennes reines du carnaval de Maracaibo. L'élite qui ne croyait pas dans les forces locales et se méfiait d'un peuple trop foncé allait chercher ailleurs des attraits qui auraient dû n'être qu'autochtones ; la Junta liait aux invitées projet national et rêve continental : "De la presencia de tantas bellas aquí depende el éxito de nuestras festividades tradicionales" (El Nacional, 22 janvier). Le carnaval "national" se réalisait à moitié et la percée vers l'extérieur était un 27 26"En el Rotario. Fuente de divisas para la exportación y el turismo en el Río de la Magdalena", El Heraldo, Barranquilla, 11 février 1959. 27Un fait si important que cette Miss colombienne eut droit à l'émission d'un timbre postal à son effigie ce que García Márquez ne connut qu'avec l'attribution du prix Nobel. fiasco, le tout dans une confusion qui se mesure au délire (annonces, rectificatifs, illusions d'optique) étalé dans la presse jusqu'au 7 février. Et le calendrier était défavorable. Le mercredi des cendres se situant le 11 février, la Junta disposait de trois semaines (de la Saint Sébastien, jour traditionnel du ban, au mardi gras) pour deux fêtes différentes : un carnaval local, du couronnement de la reine (23 janvier) à celui des reines populaires (3 février), et un carnaval "national" ouvert par la venue des invitées (4, 5, 6 février), continué par la désignation et le couronnement d'une reine "nationale" (le 6) et fondu ensuite aux actes habituels (de la bataille de fleurs à l'enterrement de "Joselito"). Trop en trop peu de temps : les barranquilleros, dont beaucoup ne comprenaient pas (les lapsus des échotiers le montrent), voyaient leur fête perturbée par les retouches de la Junta. La seule innovation à proprement parler l'élection d'une reine "nationale" (confiée au vote de trois diplomates) et son couronnement (copie conforme de celui de la reine locale) - brouillait l'image du carnaval . 28 La reine se révolte Toute interrogation sur la popularité d'une reine de carnaval paraît forcément saugrenue. Peut-être l'est-elle moins quand la reine devient l'écrivain qu'elle voulait être. Son reinado ne figurait pas parmi les thèmes évoqués dans nos conversations avec Marvel Moreno, mais nous l'avons entendue dire : "Mi reinado fue el más popular" et évoquer sa gêne - l'impression de participer à une duperie - devant l'ovation qui l'accueillait sur le stade où on allait la couronner. Avec une allusion faite devant son second mari , ce sont nos seuls éléments de première main. Sa mère, rappelons-le, notait que la reine était rentrée aphone d'une tournée dans les barrios. Des informations obtenues de témoins de l'époque - dont une ancienne reine du carnaval, de sa génération - donnent à voir une Marvel Luz I très engagée dans les quartiers, montant sur des estrades et haranguant la foule, pleine d'attentions pour les candidates aux reinados ; un comité de quartier la qualifiait de "reina más popular", apparente flagornerie qui peut être témoignage vrai. Elle a bien été, au moins, une reine très populaire. Il faudrait donc écarter ce qui paraît une explication plausible (chaque carnaval est plus populaire que le précédent puisque l'élite l'adapte à l'évolution urbaine et, ignorant celles qui lui succèdent, chaque reine se sentirait plus populaire que les précédentes). La personnalité de la reine 1959 aurait bien marqué son reinado, et on pense à tout ce qui avait précédé dans sa jeune vie. Liée un temps aux dispensaires de l'Action Catholique (d'une façon qui a laissé un sédiment sans équivoque dans son oeuvre), elle savait la dureté de la vie dans la Barranquilla des pauvres. Adolescente éprise de fête, elle était aussi une autodidacte lectrice de Sartre qui choquait ses interlocuteurs - au grand désespoir de sa mère. Et elle avait perdu la foi, avec une logique de raisonnement qui mettait à quia un prédicateur espagnol, réduit à lui conseiller de lire Saint Augustin . Elle pouvait bien célébrer la fête dans les premières semaines et la démystifier lors de son intronisation. Tout ceci reste en partie incertain et ambigu. 29 30 Ambiguë aussi est son attitude d'alors - autant qu'on puisse en juger dans le journal de sa mère - puisque, si elle tourna le dos au carnaval public, elle tarda à bouder celui des clubs. Mais il est sûr qu'à un moment Marvel Moreno éprouva un désenchantement qui 28Une barranquillera venait d'être élue "reine du café" à Manizales, chef-lieu du Caldas ; la caldense était couronnée à Barranquilla. Autre hasard heureux... 29"...su ego había quedado satisfecho para toda la vida, quedando a salvo de la tentación". Cf. Jacques Fourrier, "La personalidad de Marvel Moreno", in Jacques Gilard & Fabio Rodríguez Amaya (coord.), La obra de Marvel Moreno, Viareggio, Mauro Baroni editore, 1997, p. 27. 30L'épisode, relevé par Berta Abello, eut lieu le 18 novembre 1958. devint révolte puis indifférence. Elle avait été flattée de sa nomination. Dès sa petite enfance, le carnaval l'enthousiasmait et le journal de sa mère permet de savoir qu'elle voulait alors être la reine. Elle avait été princesse et il est clair que, privée de la fin du carnaval 1958 par un deuil, elle avait éprouvé une grande frustration. 1959 comblait une attente. "Cerró con broche de oro su vida social de muchacha, ya que ser Reina del Carnaval es en Barranquilla lo más alto a que puede llegar una muchacha y a lo que aspiran todas aunque no lo confiesen muchas", notait Berta Abello dans son bilan, le 11 février. Marvel Moreno fut d'abord une reine très coopérative pour la Junta, tout à fait à la hauteur de ce que l'on attendait d'elle : ses propres convictions de barranquillera, sa maîtrise des idées, son aisance de parole en faisaient une bonne propagandiste - comme lors du voyage à Bogota. Elle avait même été fort accommodante, par bonne éducation : questionnée sur le décor qu'elle désirait pour son couronnement, elle disait préférer un motif oriental (El Momento, 16 janvier) ; tous savaient que la Junta avait choisi une japonaiserie (El Nacional, 8 janvier). Et elle prit à coeur son rôle dans les quartiers. Son intronisation causa peut-être la fêlure dont elle parlait longtemps après, mais il est clair qu'elle vécut le couronnement des reines populaires comme une duperie. La venue de reines de beauté, pour la première fois en nombre, déséquilibrait un peu plus le carnaval et mettait davantage à nu, pour qui savait voir, la manipulation de la fête par l'élite. Ayant admis des années durant la façon dont les notables géraient le carnaval, Marvel Moreno percevait les failles alors qu'elle était enfin au coeur de la machine. On a vu qu'en 1959 l'élite locale vivait ses propres rituels sans se soucier des choix de la Junta. Une jeune fille pouvait aussi tenir à ces rituels et aux lieux communs de sa légitimité et de son rôle de reine. Le "carnaval national" suscita la révolte, passée inaperçue (la presse n'en dit rien) mais rapportée par Berta Abello : La noche de la coronación de la Reina Nacional del Carnaval el Dct Julio Tovar Quintana quiso que fuera Marvel a saludar a la Reina, Gloria Crespo Manzur, pero Marvel le dijo: "No, es ella quien tiene que venir donde mí". ¡Y así tuvo que ser! Ya las Princesas estaban dispuestas a abandonar el escenario, con Marvel, en solidaridad con ésta. Les exigences du carnaval national, formulées sur scène, heurtaient les convictions locales. Pour la reine et ses princesses, la légitimité découlait d'une "tradition", fausse et oligarchique certes, mais validée à leurs yeux par l'usage et réfractaire aux visées opportunistes de leur groupe social. Le carnaval destiné à d'incertains touristes défigurait celui des barranquilleros. Mise en avant dans la promotion du carnaval "national", la reine locale devait être écartée dès qu'il entrait dans sa phase active : elle réagissait en personne bafouée et en représentante de la ville ou du cercle de la jeunesse fortunée. Marvel Moreno ne joua plus le jeu, abandonnant son char à mi-parcours de la bataille de fleurs, le samedi. Le mardi gras, une fièvre inventée la dispensait de la conquista et du bal de clôture du Country. Entre-temps, malgré sa désertion du samedi, elle participait dans les clubs au bal costumé, au "Baile del Garabato", à la "Noche de Cumbia" : son carnaval, celui des garçons et filles de son milieu. Mais elle avait rejeté le carnaval "national" et sa ligne mercantile. En mars, elle boycotta le tournoi de tennis organisé par le Country qui voulait exhiber la reine "nationale" et laisser au second plan la reine locale . Berta Abello n'avait pas saisi les subtilités de la conduite de sa fille 31 32 31Ce tournoi recevait les meilleurs joueurs mondiaux. Le 5 mars, El Tiempo titrait : "El Wimbledon suramericano". 32On le voit dans une coupure (sans date) de El Heraldo, dans El Tiempo du 5 mars, et surtout dans le programme édité par le Country. mais, sachant jauger le concret, elle mettait en cause le président de la Junta et les deux directeurs du tournoi. Certains des faits mentionnés sont hors de portée, mais le sens est clair. Le 7 mars, elle écrivait : Le enmochilaron el viaje a Bogotá, para la carrera en honor de la Reina del Café (Olguita Pumarejo) y otra del Tenis y los premios de éste pusieron a recibirlos a Gloria Crespo Manzur ("Reina Nacional del Carnaval"). A dicha fiesta del Hipotecho33 invitaron a varias reinas y los señores de Hipotecho, entre ellos Lucio Luzán, invitaron a Marvel desde que ella estuvo en Bogotá (Carrera Carnaval de Barranquilla). Después volvieron a invitarla en los Carnavales y Don Lucio Luzán, al llamar a su papá por teléfono, para despedirse de él, volvió a decírselo. Sin embargo, la Invitación Oficial no llegó, ni el pasaje en avión tampoco. ¿Por qué? Porque los de aquí y ya nombrados quisieron los honores para Gloria Crespo Manzur, porque les interesa para su "Carnaval Nacional" inventado por ellos, el turismo, etc. etc. que redunda en favor de sus bolsillos... Il ne dut pas être facile à la reine de 19 ans de démystifier le rôle que lui faisait jouer le système. Le carnaval "national" avait permis à Marvel Moreno de percer à jour l'élite locale. Elle avait compris que le carnaval était une fête confisquée et dénaturée. Ayant vu fonctionner un pouvoir, elle niait la légitimité de tout pouvoir. Reine manipulée, adolescente trompée dans ce contexte portuaire où elle avait grandi, elle allait revendiquer inlassablement les victimes de tout pouvoir : si elle avait été dupée, tous l'étaient. Ces semaines intenses n'expliquent pas l'oeuvre littéraire, nourrie de l'expérience barranquillera, mais elles cristallisent celle-ci et présentent des correspondances arcanes avec le monde fictionnel de l'écrivain. De ce monde, comme témoin du carnaval 1959, le rugueux univers des barrios émerge étonnamment pur, innocenté. C'est celui qui, année après année, chante malgré l'évidence : Este año el carnaval lo quiero gozá con ganas porque el pueblo ya eligió a su linda soberana. Résumé : L'expérience de la reine d'un carnaval latino-américain (Barranquilla, 1959) permet de voir comment, en coulisses, les élites manipulent la fête et contrôlent les classes "dangereuses". Les groupes populaires, noyau générateur du carnaval, ne sont que le prétexte de célébrations dont ils sont évincés. Le carnaval peut aussi être mis au service d'intérêts économiques changeants qui contribuent à disloquer ce qui reste de la fête traditionnelle. Resumen: Las vivencias de la reina de un carnaval latinoamericano (Barranquilla, 1959) permiten ver cómo, entre bastidores, las élites manipulan la fiesta y controlan las clases "peligrosas". Los grupos populares, núcleo generador del carnaval, sólo son el pretexto de las celebraciones, quedando a la postre marginados. También puede el carnaval servir intereses económicos variables que contribuyen a desmembrar lo que va quedando de la fiesta tradicional. Mots-clés : Colombie, carnaval, élite, populaire, traditionnel. 33Techo, l'hippodrome de Bogota.