68-1733) François Couperin (16 s Leçons de Ténèbre œuvre, dans toute “Il n’y a peut-être aucune e siècle, qui puisse xvii la musique française du fon­dément que pro ssi au r toucher l’auditeu de Couperin.” les Leçons de Ténèbres Jacobs René HMA 1951133 Il n’y a peut-être aucune œuvre, dans toute la musique française du xviie siècle, qui puisse toucher l’auditeur aussi profondément que les Leçons de Ténèbres de Couperin, précisément un compositeur qu’il est trop facile de rejeter (Burney fut le premier à le faire) comme auteur de petites bagatelles élégantes certes, mais néanmoins superficielles, destinées à un auditoire sophistiqué, pour ne pas dire frivole. C’est pourtant cet auditoire qui entendit les Leçons pour la première fois à Longchamp, où les Ténèbres étaient une spécialité. Il était de bon ton de s’y rendre les mercredi, jeudi et vendredi de la semaine sainte pour y entendre les chanteuses d’opéra dans la dernière composition des Lamentations de Jérémie. Après tout, l’opéra était fermé et, pour certaines des chanteuses adulées, la liturgie de la semaine sainte offrait une occasion unique de déployer une fois de plus leurs langoureux “ports de voix”, leurs “sons filés” maniérés, leurs “accents et tremblements” époustouflants, pour le plus grand plaisir d’un public qui s’intéressait plus au divertissement sacré qu’à la prière et au repentir. En fait, ces Leçons de Ténèbres constituent la première partie des prières de bréviaire, divisée en trois nocturnes et principalement formée de psaumes et de leçons. A l’origine elles devaient être chantées juste après minuit, à la première heure des jeudi, vendredi et samedi saints (matines). Mais cet horaire convenait mal à un public d’opéra gâté, si bien qu’on l’avança au midi du jour précédent, “Mercredy, Jeudy et Vendredy Saint”. Couperin composa ses Leçons de Ténèbres entre 1713 et 1717. Les trois premières, pour le Mercredy Saint, furent imprimées ; nous avons malheureusement perdu toute trace des six autres, bien que le compositeur nous fasse savoir dans la Préface qu’il a déjà composé trois leçons pour le Vendredy Saint et annonce son intention de publier ultérieurement le cycle complet. Les Leçons de Couperin appartiennent à une tradition typiquement française : Guillaume Bouzignac, Michel Lambert et Marc-Antoine Charpentier furent ses prédécesseurs directs, et nous possédons des Lamentations composées par Sébastien de Brossard et Michel-Richard Delalande, tous deux contemporains de Couperin. Mais, plus que celles de ses précurseurs et contemporains, les Leçons de Couperin sont, en premier lieu, de la musique absolue, intemporelle, qui relègue les considérations stylistiques d’une époque au second plan. Couperin ne considère pas non plus la nomenclature originale pour deux sopranos comme strictement obligatoire : “Les premières et secondes Leçons de chaque jour seront toujours a une voix, et les troisiemes a deux ; ainsy deux voix suffiront pour les executer : quoyque le Chant en soit notté sur la clef de dessus, toutes autres Especes de Voix pouront les chanter, d’autant que la plus part des personnes d’aujourd’huy qui accompagnent sçavent transposer.” (Préface) Chez aucun de ses prédécesseurs ou contemporains on ne trouve un contraste aussi fort entre le caractère instrumental, d’une transparence céleste, des lettres hébraïques et la plénitude dramatico-lyrique des versets. Les Lettres. Elles sont une survivance de la forme originale du poème qui, faussement attribué à Jérémie par la tradition juive et chrétienne, est une lamentation déchirante en cinq chants sur la chute de Jérusalem (586 av. J.C.) et une exhortation au repentir et à la méditation. 1 Chaque verset débute par une lettre différente dans l’ordre de l’alphabet hébraïque. Dans la traduction latine du texte hébreu original, ce schéma a disparu, mais on a maintenu la tradition de commencer chaque verset avec la lettre hébraïque. Bien que n’ayant plus de signification spécifique, elles ont été conservées, y compris dans les compositions grégoriennes du texte. Dans les Leçons de Ténèbres françaises du xviie siècle, elles constituent de courts “préludes” basés sur la formule séculaire de lamentation grégorienne. Les Versets. Liturgiquement, les versets du poème attribué à Jérémie – les trois leçons pour le Mercredy Saint reprennent seulement les quatorze premiers des vingt-deux versets de la première des cinq Lamentations – doivent commémorer avec lyrisme les événements de la Passion. Les Leçons de Ténèbres sont donc une musique de la Passion lyrique, tandis que les Passions de Bach sont une musique dramatique où l’accent est mis sur les faits de l’histoire de la Passion. D’un point de vue musical, Couperin parle ici (et avec quelle éloquence !) le langage de la tragédie lyrique où les éléments déclamatoires et lyriques se fondent en une seule unité. Les versets forment un grand récitatif lyrique, et on ne remarque pas de grande différence entre les sections que Couperin indique spécifiquement comme telles et celles qui ne comportent aucune indication, sauf que les “Récitatifs” proprement dits commencent habituellement par un grand accord tenu de la basse. Le mot-clé – et donc l’effet-clé – de ces lamentations se trouve dans le premier verset : “Oh ! comme elle est assise solitaire, la ville qui avait abondance de population !” La solitude de la ville de Jérusalem entièrement détruite est aussi la solitude de Jésus que ses disciples ont abandonné les uns après les autres. C’était en fait le sens du sombre cérémoniel liturgique de ces Ténèbres : au début des Lamentations brûlent treize bougies, et lors des “petites pauses” prescrites, on en éteint douze, l’une après l’autre (symbole des douze disciples), de telle sorte qu’une seule brûle encore pour le “Jerusalem” final, symbole du Rédempteur qui demeure et est notre seul salut. Couperin exploite tous les moyens expressifs de la tragédie lyrique : des sections nettement déclamatoires alternent avec des formes musicales plus “closes”, comme les deux airs en rondeau qui terminent les deux premières leçons, la lamentation pathétique “Plorans ploravit” dans la première Leçon, avec une ligne mélodique qui descend implacablement d’un fa’’ aigu à un Ré’ grave, et particulièrement l’aria mélancolique sur la basse de chaconne de la deuxième Leçon (“Recordata est”). La troisième Leçon est la plus émouvante : un “Récitatif en duo” presque ininterrompu où Couperin apparaît clairement comme un héritier de Monteverdi et de Carissimi. Couperin se sert au moins deux fois du poignant accord de neuvième au troisième degré pour suggérer la solitude absolue dans la première Leçon (“Elle n’a personne qui la console parmi ceux qui l’aimaient” : ex omniBUS charis…) et dans la troisième (“Il a fait de moi une femme qu’on a mise en désolation” : posuit me desoLAtam…). Dans son utilisation des dissonances, il allie des éléments français et italiens ; les fréquentes successions de retards et les passages chromatiques sont italiens, mais l’utilisation de l’accord ci-dessus mentionné et l’accumulation de dissonances sur un point d’orgue de la basse (“omnis populus gemens…” dans la troisième Leçon) n’étaient pas inhabituelles dans la musique française après Lully. René Jacobs Traduction Viviane Desbois 2 1 | Première Leçon Incipit Lamentatio Jeremiae Prophetae Commencement des lamentations du Prophète Jérémie ALEPH. Quomodo sedet sola civitas plena populo? Facta est quasi vidua domina gentium: princeps provinciarum facta est sub tributo. ALEPH. Comment cette ville, autrefois si peuplée, est-elle maintenant abandonnée et déserte ? La maîtresse des nations est comme une veuve désolée : celle qui commandait à tant de tribus est assujettie au tribut. BETH. Elle pleure toute la nuit, et ses joues sont couvertes de larmes : de tous ceux qui lui étaient chers, pas un ne se présente pour la consoler ; tous ses amis la méprisent, et sont devenus ses ennemis. GHIMEL. La fille de Juda est sortie de son pays pour éviter l’affliction et la rigueur de la servitude ; elle est allée parmi les nations, et n’y a pas trouvé de repos : ses persécuteurs l’ont serrée de si près, qu’elle est enfin tombée entre leurs mains. DALETH. Les rues de Sion pleurent leur solitude : parce qu’il n’y a plus personne qui vienne à la solennité des fêtes : toutes ses portes sont détruites ; ses prêtres ne font que gémir ; ses jeunes filles sont défigurées, et elle est plongée dans l’amertume. HE. Ses ennemis sont devenus ses maîtres, et se sont enrichis de ses dépouilles ; parce que le Seigneur l’a ainsi ordonné, à cause de la multitude de ses iniquités : ses enfants ont été faits esclaves, et ses persécuteurs les ont chassés cruellement devant eux. Jérusalem, Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu. BETH. Plorans ploravit in nocte, et lacrimae ejus in maxillis ejus: non est qui consoletur eam ex omnibus caris ejus: omnes amici ejus spreverunt eam, et facti sunt ei inimici. GHIMEL. Migravit Juda propter afflictionem, et multitudinem servitutis: habitavit inter gentes, nec invenit requiem: omnes persecutores ejus apprehen­derunt eam inter angustias. DALETH. Viae Sion lugent eo quod non sint qui veniant ad solemnitatem; omnes portae ejus destructae; sacerdotes ejus gementes; virgines ejus squalidae, et ipsa oppressa amaritudine. HE. Facti sunt hostes ejus in capite, inimici ejus locupletati sunt: quia Dominus locutus est super eam propter multitudinem iniquitatum ejus; parvuli ejus ducti sunt in captivitatem, ante faciem tribulantis. Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum. 2 | Deuxième Leçon VAU. Et egressus est a filia Sion omnis decor ejus: facti sunt principes ejus velut arietes non invenientes pascua; et abierunt absque fortitudine ante faciem subsequentis. ZAIN. Recordata est Jerusalem dierum afflictionis suae, et praevaricationis omnium desiderabilium suorum, quae habuerat a diebus antiquis, cum caderet populus ejus in manu hostili, et non esset auxiliator: viderunt eam hostes, et deriserunt sabbata ejus. HETH. Peccatum peccavit Jerusalem, propterea instabilis facta est: omnes qui glorificabant eam, spreverunt illam, quia viderunt ignominiam ejus: ipsa autem gemens conversa est retrorsum. TETH. Sordes ejus in pedibus ejus, nec recordata est finis sui: deposita est vehementer, non habens consola­torem: vide Domine afflictionem meam, quoniam erectus est inimicus. Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum. VAU. La fille de Sion a perdu toute sa beauté : ses princes ont été dispersés comme des béliers qui ne trouvent point de pâturage : ils se sont enfuis, sans courage et sans force, devant l’ennemi qui les poursuivait. ZAIN. Jérusalem s’est souvenue des jours de son afflictionet de sa désobéissance, et de tout ce qu’elle avait eu autrefois de plus précieux et de plus désirable, lorsqu’elle a vu son peuple tomber entre les mains de son ennemi, sans avoir de secours de personne : ses ennemis l’ont regardée avec mépris, et ils se sont moqués de ses fêtes. HETH. Jérusalem a commis de grands crimes ; c’est pourquoi elle est errante et sans demeure assurée. Tous ceux qui l’élevaient autrefois l’ont méprisée, parce qu’ils ont vu son ignominie : et elle, en gémissant, a tourné la tête en arrière. TETH. Ses souillures ont paru sur ses pieds, et elle ne s’est point souvenue de sa fin : elle est tombée dans un extrême abattement, sans avoir personne qui la console. Voyez mon affliction, Seigneur, et l’insolence de mon ennemi. Jérusalem, Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu. 3 | Troisième Leçon JOD. Manum suam misit hostis ad omnia desidera­bilia ejus: quia vidit gentes ingressas sanctuarium suum, de quibus praeceperas ne intrarent in ecclesiam tuam. CAPH. Omnis populus ejus gemens, et quaerens panem: dederunt pretiosa quaeque pro cibo ad refo­cillan­dam animam. Vide Domine et considera, quoniam facta sum vilis. LAMED. O vos omnes qui transitis per viam, attendite, et videte si est dolor sicut dolor meus: quoniam vindemiavit me, ut locutus est Dominus in die irae furoris sui. MEM. De excelso misit ignem in ossibus meis et erudivit me: expandit rete pedibus meis, convertit me retrorsum; posuit me desolatam, tota die maerore confectam. NUN. Vigilavit jugum iniquitatum mearum: in manu ejus convolutae sunt, et impositae collo meo: infirmata est virtus mea: dedit me Dominus in manu, de qua non potero surgere. Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum. 3 JOD. L’ennemi s’est emparé de tout ce qu’elle avait de plus précieux ; parce qu’elle avait laissé entrer dans son sanctuaire des nations au sujet desquelles vous aviez ordonné qu’elles n’entreraient même pas dans votre assemblée. CAPH. Tout son peuple gémit et cherche du pain : ils ont donné tout ce qu’ils avaient de plus précieux pour avoir de quoi vivre. Voyez, Seigneur, et considérez l’avilissement où je suis réduite. LAMED. O vous qui passez par ce chemin, considérez, et voyez s’il est douleur pareille à la mienne : mon ennemi m’a dépouillée, comme une vigne que l’on vendange, ainsi que le Seigneur m’en avait menacée, au jour de sa colère. MEM. Du haut des cieux, il a envoyé le feu dans mes os, et il m’a châtiée ; il a tendu un filet à mes pieds, et m’a fait tomber en arrière : il m’a jetée dans la désolation : je suis accablée de douleur pendant tout le jour. NUN. Le joug de mes iniquités est venu fondre sur moi : la main du Seigneur en a fait une chaîne, qu’il m’a mise au cou ; ma force est anéantie. Le Seigneur m’a livrée à une puissance dont je ne pourrai me défendre. Jérusalem, Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu. 4 | A Divine Hymn Set by Mr. Jer. Clarke Un hymne divin Mise en musique par Mr. Jer. Clarke Blest be those sweet Regions where Eternal Peace and Musick are; That solid calm, and that bright day, Where brighter Angels sing and pray. We a Ruffled world endure, Never easy nor secure. Blest be those souls which dwell above, In Extasies of Mutual love. Bénies soient ces douces régions où Demeurent la Paix éternelle et la Musique ; Ce silence parfait, et ce jour brillant, Où des anges plus brillants encore chantent et prient. Nous souffrons dans un monde troublé, Jamais tranquille, ni sûr. Bénies soient ces âmes qui résident là-haut, Dans les extases de l’amour réciproque. 5 | A Divine Hymn Words by Dr. William Fuller, formerly Lord Bishop of Lincoln. Set by Mr. Henry Purcell Un hymne divin Paroles de Dr. William Fuller, autrefois Evêque de Lincoln. Mise en musique par Mr. Henry Purcell Lord, what is man, lost Man that thou should’st be So mindful of him! That the Son of God Forsook his Glory, his Abode, To become a poor tormented Man! The Deity was shrunk into a Span, And that for me, O wond’rous Love! Reveal, ye Glorious Spirits, when ye knew, The way the Son of God took to renew lost Man, your vacant Places to supply; Blest Spirits tell, which did Excel, Which was more prevalent, Your Joy, or your Astonishment; That Man shou’d be assum’d into the Deity, That for a Worm a God shou’d die. Oh! for a Quill drawn from your Wing, To write the Praises of th’Eternal Love; Oh! for a Voice like yours, to sing That Anthem here, which once you sung above. Hallelujah. Seigneur, qu’est-ce que l’homme, l’homme perdu, Pour que tu te souviennes tant de lui ? Pour que le Fils de Dieu Ait renoncé à sa gloire, à sa demeure, Pour devenir un pauvre homme tourmenté ! La divinité s’est réduite en un être périssable, Et cela pour moi, ô merveilleux Amour ! Révélez-moi, Esprits glorieux, si vous le savez, De quelle façon le Fils de Dieu a renouvelé L’homme perdu, pour occuper vos places vacantes ; Esprits bienheureux, dites-moi ce qui l’a emporté, Ce qui a été le plus grand, Votre joie ou votre étonnement ; Que l’homme se change en divinité, Ou que pour un ver, un Dieu meure. O ! Comme je voudrais une plume de vos ailes, Pour écrire la louange de l’Amour éternel ; O ! Comme j’aimerais chanter avec votre voix Ici cet hymne que vous chantiez jadis là-haut. Alleluia. 7 | An Evening Hymn Un hymne du soir The night is come like to the day, Depart not thou, Great God, away; On thee, O Lord, I do repose, Protect me from my watchful Foes: So shall I securely lay, And sweetly pass the hours away. In heav’nly Dreams my soul advance, O make my sleep a holy Trance. Sleep is a Death, O let me try, By sleeping, how it is to die. La nuit est venue comme le jour, Ne t’en va pas, Grand Dieu, loin de moi ; En toi, O Seigneur, je mets ma confiance, Protège-moi de mes ennemis aux aguets : Alors je reposerai en sécurité, Et les heures passeront doucement. Dans les rêves célestes mon âme avance, O fais de mon sommeil une sainte extase. Le sommeil est une mort, ô laisse-moi essayer, En dormant, ce qu’est mourir. 4