Nous sommes un autre soleil.indd 5 GONZALO ROJAS NOUS SOMMES UN AUTRE SOLEIL Choix et traduction de l’espagnol (Chili) de Fabienne Bradu, revue par Gérard Richet édition bilingue orphÉe / la diffÉrence 21/08/2013 10:59 CARBÓN Veo un río veloz brillar como un cuchillo, partir mi Lebu en dos mitades de fragancia, lo escucho, lo huelo, lo acaricio, lo recorro en un beso de niño como entonces, cuando el viento y la lluvia me mecían, lo siento como una arteria más entre mis sienes y mi almohada. Es él. Está lloviendo. Es él. Mi padre viene mojado. Es un olor a caballo mojado. Es Juan Antonio Rojas sobre un caballo atravesando un río. No hay novedad. La noche torrencial se derrumba como mina inundada, y un rayo la estremece. Madre, ya va a llegar: abramos el portón, dame esa luz, yo quiero recibirlo antes que mis hermanos. Déjame que le lleve un buen vaso de vino para que se reponga, y me estreche en un beso, y me clave las púas de su barba. J m j q c C C d R I c M p a p e Ahí viene el hombre, ahí viene embarrado, enrabiado contra la desventura, furioso contra la explotación, muerto de hambre, allí viene debajo de su poncho de castilla. V c c s Ah, minero inmortal, ésta es tu casa de roble, que tú mismo construiste. Adelante: te he venido a esperar, yo soy el séptimo de tus hijos. No importa que hayan pasado tantas estrellas por el cielo de estos años, A d j d q Nous sommes un autre soleil.indd 18 18 21/08/2013 10:59 o , CHARBON Je vois un fleuve impétueux briller comme un couteau, fendre mon Lebu en deux moitiés de parfum, je l’écoute, je le respire, je le caresse, je le parcours d’un baiser d’enfant comme alors quand le vent et la pluie me berçaient, je le sens comme une artère de plus entre ma tempe et mon oreiller. C’est lui. Il pleut. C’est lui. Mon père arrive trempé. C’est une odeur de cheval mouillé. C’est Juan Antonio Rojas sur un cheval traversant une rivière. Il n’y a rien à signaler. La nuit torrentielle s’écroule comme une mine inondée, et un éclair l’ébranle. Mère, le voilà qui arrive : ouvrons la grande porte, passe-moi la lanterne, je veux le recevoir avant mes frères. Laisse-moi lui apporter un bon verre de vin pour qu’il se requinque, qu’il m’étreigne dans un baiser et me plante les piquants de sa barbe. Voilà l’homme, le voilà couvert de boue, enragé contre le malheur, furieux contre l’exploitation, mort de faim, le voilà sous son poncho de grosse laine. Ah !, mineur immortel, voici ta maison de chêne, que tu as construite de tes mains. Entre : je suis venu t’attendre, je suis le septième de tes fils. Peu importe que tant d’étoiles aient traversé le ciel de ces années, Nous sommes un autre soleil.indd 19 19 21/08/2013 10:59 Nous sommes un autre soleil.indd 20 que hayamos enterrado a tu mujer en un terrible agosto, porque tú y ella estáis multiplicados. No importa que la noche nos haya sido negra por igual a los dos. – Pasa, no estés ahí mirándome, sin verme, debajo de la lluvia. q c i à à 20 21/08/2013 10:59 que nous ayons enterré ta femme lors d’un terrible mois d’août, car elle et toi vous êtes multipliés. Peu importe que la nuit nous ait été aussi noire à tous les deux. – Entre, ne reste pas là à me regarder, sans me voir, sous la pluie. Nous sommes un autre soleil.indd 21 21 21/08/2013 10:59 Nous sommes un autre soleil.indd 22 ACORDE CLÁSICO Nace de nadie el ritmo, lo echan desnudo y llorando como el mar, lo mecen las estrellas, se adelgaza para pasar por el latido precioso de la sangre, fluye, fulgura en el mármol de las muchachas, sube en la majestad de los templos, arde en el número aciago de las agujas, dice noviembre detrás de las cortinas, parpadea en esta página. 22 21/08/2013 10:59 Nous sommes un autre soleil.indd 23 ACCORD CLASSIQUE Il naît de personne le rythme, il est jeté nu et vagissant comme la mer, il est bercé par les étoiles, il s’affine pour se faufiler dans la pulsation précieuse du sang, il flue, il fulgure dans le marbre des jeunes filles, il s’élève dans la majesté des temples, il brûle dans le chiffre funeste des aiguilles, il dit novembre derrière les rideaux, il cille sur cette page. 23 21/08/2013 10:59 PARA ÓRGANO Tan bien que estaba entrando en la escritura de mi Dios esta mano, el telar secreto, y yo dejándola ir, dejándola sin más que urdiera el punto del ritmo, que tocara y tocara el cielo en su música como cuando las nubes huyen solas en su impulso abierto arriba, de un sur a otro, porque todo es sur en el mundo, las estrellas que no vemos y las que vemos, fascinación y cerrazón, dalia y más dalia de tinta. E c a t s l à q e d Tan bien que iba el ejercicio para que durara, los huesecillos móviles, tensa la tensión, segura la partitura de la videncia como cuando uno nace y está todo ahí, de encantamiento en encantamiento, recién armado el juego, y es cosa de correr para verla y olfatearla fresca a la eternidad en esos metros de seda y alambre, nuestra pobrecilla niñez que somos y seremos, hebra de granizo blanco en los vidrios, Lebu abajo por el Golfo y la ululación, parco en lo parco hasta que abra limpio el día. I l l l n s l d l d e d s j Tan bien todo que iba, los remos de la exactitud, el silencio con su gaviota velocísima, lo simultáneo de desnacer y de nacer en la maravilla T d s d Nous sommes un autre soleil.indd 24 24 21/08/2013 10:59 s POUR ORGUE Elle commençait si bien à entrer dans l’écriture de mon Dieu cette main, la navette secrète, et moi je la laissais aller, je la laissais toute seule ourdir la trame du rythme, toucher le ciel et en tirer sa musique comme quand les nuages s’enfuient seuls là-haut dans leur élan béant, d’un sud à l’autre, car tout est sud dans le monde, les étoiles que nous ne voyons pas et celles que nous voyons, fascination et offuscation, dahlia après dahlia d’encre. Il était si bien parti l’exercice pour durer, mobiles les phalanges, tendue la tension, claire la partition de la voyance comme quand on naît et que tout est là, enchantement sur enchantement, tout juste inauguré le jeu, et qu’il suffit de courir pour voir et flairer la fraîche éternité dans ces mètres de soie et de squelette, notre pauvre petite enfance que nous sommes et serons, filon de grêle blanche sur les vitres, Lebu en bas sur le Golfe et le hululement, concis dans la concision jusqu’à ce que limpide éclose le jour. Tout allait si bien, les rames de l’exactitude, le silence avec sa mouette si véloce, la simultanéité du naître et du dénaître dans la merveille Nous sommes un autre soleil.indd 25 25 21/08/2013 10:59 Nous sommes un autre soleil.indd 26 de la aproximación a la ninguna costa que soy, cuando cortándose cortóse la mano en su transparencia de cinco virtudes áureas, cortóse en ella el trato de arteria y luz, el ala cortóse en el vuelo, algún acorde que no sé de este oficio, algún adónde de este cuándo. 26 21/08/2013 10:59 Nous sommes un autre soleil.indd 27 de l’approche de l’aucune côte que je suis, quand en se brisant la main se brisa dans la transparence de cinq vertus d’or, en elle se brisa le pacte d’artère et de lumière ; l’aile se brisa dans le vol, un certain accord que j’ignore de ce prodige, un certain jusqu’où de ce quand. 27 21/08/2013 10:59 Nous sommes un autre soleil.indd 4 © Herederos de Gonzalo Rojas. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2013, pour la traduction en langue française et la préface. 21/08/2013 10:59