« La théorie architecturale », extraits du livre : NIKOS A. SALINGAROS ANTI-ARCHITECTURE ET DECONSTRUCTION Traduit de l’anglais par Anne-Sophie Zirah assistée de Gabriel Daguet et de David Miet UMBAU-VERLAG, SOLINGEN 2005 La théorie architecturale Avant de discuter de la théorie architecturale, il est nécessaire de définir ce qu’elle est. Au sein de toute discipline, une théorie est un cadre général qui : a. explique des phénomènes observés ; b. prévoit les effets qui apparaissent sous des circonstances spécifiques ; et c. permet de créer de nouvelles situations qui se réalisent d’une façon prévue par la théorie. En architecture, un cadre théorique doit expliquer pourquoi les bâtiments affectent les êtres humains de certaines manières, et pourquoi certains bâtiments ont plus de succès que d’autres, en termes à la fois pratiques, psychologiques et esthétiques. Une exigence importante pour une théorie architecturale consiste à coordonner et donner un sens aux observations éparses et apparemment sans lien portant sur la manière dont les êtres humains interagissent avec la forme construite. Une autre consiste à formaliser ces observations en un cadre facile à appliquer, qui peut être utilisé pour concevoir. 1 Ce n’est malheureusement que récemment que l’architecture s’est engagée dans une formulation longuement attendue de sa base théorique. Sans exagérer, on peut dire que depuis près d’un siècle, la discipline n’a fait que suivre les caprices personnels et les modes plutôt que de viser un véritable fondement théorique. Ainsi, un ample corpus d’écrits a été pris pour de la « théorie architecturale » à la suite d’une grave incompréhension dont on peut attribuer la cause à l’ignorance scientifique de trois générations d’architectes. Ce matériel est enseigné aux étudiants en architecture et étudié par les architectes en exercice ; mais au lieu de servir à comprendre la forme architecturale, il ne sert qu’à promouvoir certains dogmes et modes stylistiques. Il existe désormais les prémisses d’une véritable théorie architecturale, susceptible de former un noyau dur à partir duquel la discipline architecturale pourra être bâtie. Ce noyau est composé des écrits de Christopher Alexander (Alexander, 2001 ; Alexander et. al., 1977) et de Léon Krier (1988), de mes propres écrits et de ceux de quelques autres. Cette théorie architecturale s’est développée selon deux voies parallèles. La première est une approche basée sur l’étude et la réactualisation des modèles développés par les architectes au cours de l’histoire. Il n’y a rien de surprenant à ce que ce courant se tourne vers l’architecture traditionnelle pour utiliser ses typologies de façon innovante. Les architectes qui méprisent cette ligne la jugent mal, pensant à tort qu’elle ne fait que copier des modèles plus anciens, quand elle utilise un vocabulaire bien développé pour générer de nouvelles solutions. La seconde voie trouve ses fondements dans les développements de la science moderne. Ici, les théories conçues dans les domaines de la biologie, de la physique et de l’informatique sont utilisées pour expliquer les processus d’émergence de la forme architectonique, ainsi que pour envisager les raisons et les manières dont les êtres humains réagissent de manière prévisible en habitant différent types de structures architecturales. Sous de nombreux aspects, cette approche scientifique est complémentaire de l’approche traditionnelle du projet, la principale différence résidant dans le vocabulaire formel bien plus étendu auquel mène l’approche scientifique, étant donné que celle-ci n’est liée à aucune typologie spécifique. Les architectes peinent à apprécier la ligne scientifique de la véritable théorie architecturale en raison des fausses déclarations contenues dans l’actuel corpus de textes architecturaux. Certains auteurs, qui prétendent expliquer la forme architecturale par l’utilisation des théories scientifiques et de leur vocabulaire, sont invariablement confus et embrouillent le lecteur. Une grande partie de cette littérature architecturale est franchement erronée, mais les architectes n’ont pas suffisamment de connaissances scientifiques pour s’en rendre compte. Certains critiques d’architecture respectés écrivent des déclarations trompeuses, qui sont prises par les architectes et les étudiants pour des explications pleines de sens ; ils deviennent alors si ébahis qu’ils ne peuvent plus apprécier les véritables explications scientifiques. Ils confondent fausses explications et réalité. Il est bien regrettable que cela arrive, car il n’existe pas encore en architecture de base pour juger de la consistance d’une théorie. D’autres disciplines n’ont pu développer leur base théorique qu’après avoir institué un tel critère, mettant en place un mécanisme pour distinguer le sens du non-sens. Les architectes croient à tort qu’un tel ensemble de critères ne peut exister que dans une discipline expérimentale, comme la physique, sans réaliser que l’architecture elle-même est un domaine expérimental. Tout le problème provient de ce que le côté observable et expérimental de l’architecture a été sciemment négligé pendant plusieurs décennies, au point que ceux qui l’exercent ont oublié cette qualité fondamentale de leur discipline. 2 La nécessité d’une théorie Dans cet essai, j’ai montré quels auteurs contemporains avaient, à mon avis, contribué à créer une fondation théorique pour l’architecture. J’ai également soutenu que ce que beaucoup d’architectes prenaient couramment pour de la théorie architecturale n’a rien d’une théorie, mais ressemble plutôt à un adroit moyen pour propager un certain style. Ceux qui ne sont pas architectes (soit la plupart des gens) ont instinctivement l’intuition que l’architecture contemporaine possède une base théorique expliquant pourquoi les bâtiments devraient avoir l’aspect qu’ils ont. Tout un tas d’écrits catalogués à tort comme théorie architecturale ne sert qu’à générer et appuyer certaines images ; celles-ci sont ensuite copiées et utilisées comme modèles pour concevoir des bâtiments d’un style étrange. Ces écrits sont incapables de satisfaire au moindre critère établi pour caractériser une théorie quel qu’en soit le domaine. Chaque discipline emmagasine un savoir accumulé au fil du temps, qui explique une quantité énorme de phénomènes. (L’architecture amasse ainsi des informations depuis des millénaires). Une partie de ce savoir est codifié en un cadre théorique compact ; une autre partie est le fruit d’observations et d’expériences strictement phénoménologiques, mais éprouvées. Les faits et les idées s’associent d’une certaine façon qui est commune à toutes les disciplines. La caractéristique principale d’un cadre théorique valide est une complexité interne transparente couplée à une connectivité externe (Salingaros, 2003a). Ceci résulte de la façon dont les réseaux explicatifs se sont développés au fil du temps : 1. Les connaissances nouvelles se construisent à partir des connaissances existantes. 2. Les connaissances anciennes ne sont remplacées que par de meilleures explications du même phénomène, jamais en raison d’un changement de mode. Ce processus crée des couches de connaissance multiples et interconnectées. 3. Une théorie appartenant à une discipline donnée peut informer de manière intelligible d’autres disciplines. Ceci signifie qu’il existe une interface, une frontière au sein de laquelle une discipline se confond avec une autre tout au long de son périmètre. Une théorie qui s’isole parce qu’elle est incompréhensible par les autres est automatiquement suspecte. Une connectivité interne étroitement tissée, assortie d’une connectivité externe plus ample, fournit les bases d’un mécanisme d’autocorrection et de maintenance. Ceci est vrai pour tout système complexe. L’architecture, en tant que profession, s’est sans cesse déconnectée de sa base de savoir et des autres disciplines, dans l’espoir de rester éternellement « contemporaine » (malgré ses récentes connections si médiatisées avec la philosophie, la linguistique, les sciences). C’est bien là un phénomène de mode, le contraire d’une discipline convenable. L’architecture a ignoré et ignore encore le savoir issu des constructions et des villes, et va embrasser slogans et influences dénués de sens. Ceux qui profitent de l’instabilité et de la superficialité de l’industrie de la mode sont terrorisés à l’idée d’être confrontés à la vérité sur le monde. Ils seraient exclus des affaires. Les architectes et les critiques changent régulièrement de mode afin de stimuler 3 sans cesse le marché. Ils doivent dépenser une quantité de ressources impressionnantes pour promouvoir n’importe quel style architectural en vogue. Pour vendre leur tendance, ils doivent supprimer toute application dérivée du savoir architectural accumulé, ce qui empêche tout développement d’une base théorique. La tendance, inconstante et versatile, parasite les processus intemporels. Les critiques révoquent les bâtiments néo-traditionnels, déclarant qu’ils ne sont que des copies faciles de prototypes classiques, bien qu’ils n’aient pas besoin de ressembler à quoi que ce soit de construit durant les millénaires passés. Les médias architecturaux déclarent qu’une « colonne classique représente la tyrannie » ; admettre qu’on apprécie l’architecture classique revient en quelque sorte à soutenir le totalitarisme. En même temps, tout penchant pour l’architecture vernaculaire (non classique) est raillé : celui qui avoue son penchant est qualifié d’ignorant et de « sentimental » (une impardonnable insulte de la part d’un architecte contemporain). Les bâtiments nouveaux, ceux qui ont des qualités humaines mais qui n’ont toutefois rien à voir avec la typologie classique, sont eux aussi interdits. On fait croire à tort aux gens que « l’architecture du futur » est forcément brisée et tordue, faite de verre et de métal poli. On dissipe les doutes en récompensant ces architectes des prix les plus prestigieux. Certains d’entre eux, qui participent à la dissémination de ce style, agissent avec une conviction quasi religieuse. Ils sont convaincus de faire une faveur à la civilisation, en favorisant le futur et en nous protégeant de la régression. Les écoles d’architecture sont drapées de vertu. Depuis le Bauhaus dans les années 1920, beaucoup d’écoles ont visé à restructurer la société pour l’amélioration de tous les peuples ; qu’ils l’acceptent ou non. Si le commun des mortels est nostalgique des méthodes de conception passées, s’il a envie de voir des bâtiments ayant recours à l’échelle humaine, ce n’est que le signe de sa faiblesse. Nous sommes au seuil d’une réévaluation architecturale historique. Une nouvelle architecture mélange les formes courbes exubérantes et la graduation fractale avec les formes brisées de la déconstruction. Laissez-moi suggérer que les architectes qui souhaitent être contemporains feraient bien de lâcher leur bagage déconstructiviste. Ils devraient plutôt tendre la main à ceux qu’auparavant ils dédaignèrent et calomnièrent — je pense aux traditionalistes et à ces architectes innovants qui respectent l’échelle et les sensibilités humaines. En combinant les formes nouvelles avec les typologies qui ont subi une sélection compétitive tout au long de l’histoire, nous pouvons déterminer une architecture nouvelle, adaptée aux êtres humains au lieu de lui rester à jamais étrangère. On a dupé les praticiens plus jeunes, en leur faisant identifier la nouveauté à « l’apparence étrange » de la déconstruction. Néanmoins, une nouvelle génération d’architectes est assez intelligente pour se rendre compte de ce qui se passe et mettre fin à cette malheureuse tromperie. Le patrimoine traditionnel Certaines traditions sont anachroniques et mal guidées, mais, en général, les traditions sont d’une importance capitale en tant que capital de manières de vivre, de penser et de résoudre des problèmes humains récurrents ; c’est face à la tradition que sont examinées toutes les nouvelles propositions. Une solution nouvelle peut à un moment remplacer une solution traditionnelle, mais elle doit réussir à s’intégrer dans le reste de la connaissance traditionnelle. Dans le cas des modèles sociaux, de l’architecture 4 et de l’urbanisme, les nouvelles solutions sont utiles si elles se connectent aux modèles traditionnels, sociaux, architecturaux et urbains. Récemment, Edward Wilson a introduit la notion de « consilience » : « l’emboîtement des explications causales à travers les disciplines. » (Wilson, 1998a). La consilience affirme que toutes les explications dans la nature sont connectées ; aucun phénomène n’est totalement isolé. Wilson se focalise sur les parties incomplètes de la connaissance : l’ample domaine qui sépare les sciences des lettres. S’il est ravi de voir ce fossé comblé petit à petit par les biologistes de l’évolution, les neuroscientifiques cognitifs et les chercheurs en intelligence artificielle, il est en même temps inquiet de certains lettrés qui sont en train de faire disparaître des pans entiers du corps de la connaissance existante. Les philosophes déconstructivistes en font partie. Pour Wilson, tous leurs efforts sont caractérisés par l’ignorance. A propos du travail de Derrida, il écrit : « C’est… l’opposé de la science, restituée en fragments, avec l’incohérence d’un rêve, à la fois banal et fantastique. Il ignore les sciences de l’intelligence et du langage, développées ailleurs dans le monde civilisé. Ses déclarations sont plus proches de celles d’un guérisseur ignorant l’emplacement du pancréas. » (Wilson, 1998b ; p. 41). Malheureusement, la plupart des lettrés souscrivent aujourd’hui aux systèmes de croyance qui lèsent le réseau du savoir consilient. Le but de la déconstruction, bien que jamais ouvertement exprimé, est d’effacer les institutions du savoir. Les mots de Derrida sont à ce propos suffisamment alarmants : « La déconstruction franchit certaines structures sociales et politiques, rencontrant résistance et déplaçant les institutions comme elle le fait… effectivement, il faut déplacer les structures, dirais-je, « solides », non seulement dans le sens des structures des matériaux, mais « solides » dans le sens des structures culturelles, pédagogiques, politiques et économiques. » (Norris, 1989 ; p. 8). Beaucoup de personnes sont séduites par la nouveauté, sans considération pour ses éventuelles conséquences. En retour, ces envies sont souvent instrumentalisées par des individus peu scrupuleux. Tout ce qui est nouveau n’est pas nécessairement bon. Le cas de ce nouveau virus, développé artificiellement et lâché dans le monde, en est un bon exemple. En raison de l’immense pouvoir destructif que détient à présent l’humanité, il est impératif d’en comprendre les conséquences éventuelles. Dans un canular hilarant, Alan Sokal a écrit une critique déconstructiviste absurde de célèbres déclarations scientifiques, un pastiche d’article soumis à la publication d’un journal universitaire déconstructiviste prétentieux (Sokal, 1996). Aucun des rédacteurs de ce journal n’a mis en doute l’authenticité de l’article, qui a ainsi été jugé digne d’être publié. La supercherie de Sokal lui semblait si grossière, qu’il était certain d’être découvert ; à sa surprise il ne le fut pas. Plus tard, Sokal et Jean Bricmont (1998) ont mis en évidence l’absurdité de la critique déconstructiviste en montrant que beaucoup de textes déconstructivistes fort respectés sont basés sur des références scientifiques dénuées de tout sens. C’est la dénonciation la plus célèbre de ces absurdes écrits ; et il y en a bien d’autres (Huth, 1998). Pour discréditer les textes déconstructivistes, Andrew Bulhak a codifié leur style littéraire en un programme informatique nommé « Générateur de Postmodernisme » (1996). Le logiciel parvient avec succès à générer des textes absurdes, indiscernables de ceux écrits par des philosophes déconstructivistes vénérés. En laissant de côté la question du contenu, une discipline n’est valide que si elle repose sur un édifice intellectuel solide. Une discipline cohérente se caractérise par sa complexité hiérarchique, dans laquelle les idées et les résultats corrélés définissent une structure interne unique. Tel un billet de banque valide, cette structure est extrêmement difficile à contrefaire. Ce n’est pourtant pas le cas avec la déconstruction. Ainsi par exemple, un faux article de mécanique statistique, employant tous les mots et symboles 5 mathématiques appropriés dans un charabia sans signification, mais qui sonnerait bien, serait instantanément détecté, alors qu’un faux article déconstructiviste passe comme une lettre à la poste. Dans un journal professionnel, c’est pourtant la fonction du comité de lecture de vérifier chaque étape de l’argumentation d’un article scientifique soumis à la publication. La survie même d’une discipline dépend d’un système de vérification qui identifie et exclut les fausses contributions. Par contraste, la survie de la déconstruction — où il n’y a rien à vérifier — dépend de la propagation d’un maximum de textes et de bâtiments déconstruits. Un texte déconstructiviste bien fabriqué peut avoir un sens, mais pas selon un mode logique. C’est un morceau de poésie qui trompe la capacité humaine à reconnaître les formes en employant un jargon pseudo-technique et aléatoire. Comme le fait remarquer Roger Scruton : « La déconstruction… devrait être comprise sur le modèle de l’incantation magique. Les incantations ne sont pas des arguments, elles évitent les idées abouties et les phrases finies. Elles dépendent de termes clés dont l’effet provient de leur répétition, et de leur apparition sous forme de longues listes de syllabes cryptées. Leur objectif n’est pas de décrire ce qui est là, mais d’évoquer ce qui n’est pas là… Les incantations ne fonctionnent que si les mots et phrases clés acquièrent une pénombre mystique. » (Scruton, 2000 ; pp. 141-142). Employer des mots pour leur effet émotionnel est une technique commune de l’endoctrinement d’un culte. Cette pratique renforce son message. Que ce soit dans les psalmodies, celles qui ont peu de sens mais qui sont capables d’élever les émotions des adeptes jusqu’à la transe profonde, ou que ce soit dans les discours des démagogues politiques qui suscitent une allégeance violente et passionnée, la manipulation émotionnelle est le message. Même après la dénonciation du caractère frauduleux des philosophies déconstructivistes, celles-ci continuent à être prises au sérieux. Les livres déconstructivistes sont disponibles dans toutes les librairies universitaires, pendant que de respectables universitaires rédigent de longs commentaires critiques supportant la soi-disant autorité de ces livres. En leur offrant la caution de l’université, ils contribuent à l’impression soigneusement maintenue que ces livres constituent un corps de travail valide. Les adeptes de la déconstruction appliquent les techniques classiques des cultes pour s’emparer des positions académiques ; infiltrer la littérature ; reclasser les concurrents ; établir une base de pouvoir en employant la propagande et en manipulant les médias, etc. Ils utilisent l’endoctrinement pour recruter des adeptes, souvent parmi les rebelles étudiants en lettres. Comme le dit David Lehman : « Une théologie antithéologique, [la déconstruction]… s’enveloppe de mystères cabalistiques et de rituels aussi élaborés que ceux d’une cérémonie religieuse… elle est déterminée à montrer que les idéaux et les valeurs par lesquels nous vivons ne sont pas naturels et inévitables, mais sont des constructions artificielles, des choix arbitraires qui ne devraient pas avoir le pouvoir de nous contrôler. Cependant, tel un substitut à la religion, la déconstruction emploie un vocabulaire obscur, apparemment conçu pour garder les laïques dans un état de mystification permanente. Antidogmatique de façon putative, elle est devenue un dogme. Fondée sur un scepticisme et une incrédulité extrêmes, elle attire les vrais croyants et exige leur soumission totale. » (Lehman, 1991 ; p. 55). 6