L`érotisme dans « Después de ti una manzana » (1995) de l

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L’érotisme dans « Después de ti una manzana » (1995) de l’Équatorien Carlos Carrión :
Éros, Thanatos et l’enfermement dans le cercle dialectique
Emmanuelle Sinardet
Université Paris Ouest – CRIIA, EA 369
C
arlos Carrión (1944-) est aujourd’hui l’un des rares auteurs équatoriens de
littérature érotique, qu’il sert avec humour dans ses nouvelles et romans.
Toutefois, la dimension érotique ne répond chez lui à aucune exigence éditoriale ni impératif hédoniste de jouissance. Au contraire, l’érotisme nourrit une
réflexion existentielle tourmentée et douloureuse, revendiquée par l’auteur non
sans provocation :
Yo no tengo pudor alguno en declarar que tal vez mi única temática dominante sea la
amorosa (léase erótico-existencial-amorosa). Dicha temática deberá provenir acaso de
una carencia mía que busca ser llenada con la literatura, como hacen las mujeres cuando
llegada cierta edad o desencanto, llenan su vida con obras de beneficencia. Por otra parte,
la literatura define además mi inconformidad y audacia. No solo mi audacia, mi solo deseo
perverso, mi grito de Tarzán para congelar la selva. Mi quijada de asno de Sansón. Mi
anhelo de volar sin alas. Mi única opción humana para respirar el aire de la rutina y la
mediocridad de la vida, de los sueldos mezquinos, de los curas y de los grupos religiosos de
que está empedrada mi ciudad y las demás ciudades, con la misión profética de convertir
a Dios en cómplice de la mediocridad y las injusticias, sin asfixiarme. Mi única opción de
respirar el aire contaminado de mesianismo político, de mentiras cotidianas, de lavado de
dinero, de pobreza y desdicha, sin morirme (Carrión, 2008).
La quête érotique, le sexe ludique, la jubilation des sens fonctionneraient
donc comme une diversion qui permettrait aux personnages de Carlos Carrión, le
temps de l’extase orgasmique, de se détourner du quotidien trivial, de suspendre
le temps et d’oublier la mort, manifestation suprême de la finitude humaine. Ils
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feraient ainsi triompher l’énergie vitale, Éros défiant Thanatos. D’ailleurs, le couple
récurrent de l’œuvre érotique de Carrión est formé d’un homme d’âge mûr et
d’une jeune nymphette, comme métaphore de la lutte contre l’ennui, la routine,
la vieillesse et la mort. La nouvelle « Después de ti una manzana », publiée dans
le recueil El corazón es un animal en celo en 1995 (prix national Joaquín Gallegos
Lara), narre ainsi la liaison torride d’un homme vieillissant avec sa voisine de seize
ans, Ana, fruit défendu, « manz-Ana ».
Pourtant, l’homme observe combien le désir disparaît une fois assouvi, au
point de lui rendre insupportable la présence d’Ana. La pomme « manzana » qu’il
dévore alors représente le substitut d’Ana qui a cessé d’exister après l’extase de
la jouissance. Mais la pomme redevient « mansa-Ana », figure tentatrice disposée à satisfaire le désir de retour. Elle invite l’homme à croquer de nouveau le
fruit, l’emprisonnant dans la répétition de la montée du désir, de la satisfaction
sensuelle, de la colère d’y avoir cédé, avant de laisser place à la confrontation
au corps vieillissant. L’engrenage infernal repose alors sur l’angoisse de la mort,
que l’homme mûr tente de fuir dans l’exultation des sens ; en vain, car les petites
morts le ramènent inexorablement à la Mort.
Nous proposons de cerner ici les représentations érotiques au prisme de la
tension entre Éros et Thanatos, afin de comprendre comment l’érotisme s’inscrit
dans une lutte désespérée pour repousser la mort. Nous reviendrons notamment
sur le traitement des motifs bibliques du fruit tentateur et de l’Ève démoniaque,
pour analyser comment ils contribuent à représenter l’homme dans sa finitude,
comme un condamné en sursis, impuissant et pitoyable. En effet, prisonnier du
cercle vicieux du désir, il ne peut que rejouer, de façon tragique, la répétition
absurde du même.
Éros en action
L’érotisme fonctionne chez Carrión comme une diversion, en tant qu’amusement gratuit mais aussi comme moyen de se détourner de la médiocrité décevante
du quotidien et du rappel constant, par le truchement du corps lourd et vieillissant, de la finitude humaine. Comme l’exprime Carlos Carrión :
[…] Si un Dios complaciente […] me diera a elegir entre conocer el mundo o las mujeres,
[…] preferiría conocer a las mujeres, acaso porque una desastrosa sabiduría me induce
como a un vicio a creer que las mujeres son el mundo, lo menos inepto de él o siquiera una
desamparada manera de serlo (Carrión, 2007).
L’érotisme se présente bien comme une échappatoire au carcan des règles et
lois, physiques comme sociales, qui limitent et enferment l’homme. La force vitale,
l’énergie créatrice d’Éros se manifestent chez él, l’homme mûr de « Después de ti
una manzana », par les défis répétés à l’ordre social et à la morale. Le jeu érotique
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y est indissociable de la transgression. Pour él, le détour par le péché représente
une motivation puissante du désir : plus le tabou est pesant, plus la transgression
est délicieuse. Dès lors, la relation entre él et Ana revêt un caractère antisocial. él
plonge ainsi avec délectation une toute jeune fille, présentée comme innocente,
dans les plaisirs de la chair, ce « bellísimo pecado » (175) 1. La jeune fille désormais
corrompue est en outre sa voisine. Il agit hypocritement envers les parents de
cette dernière, trahissant leur confiance. De surcroît, la relation qu’il entretient
avec Ana est purement charnelle ; la volupté est son seul objet. él ne voue ni amour
ni tendresse particulière à une jeune écervelée qui l’insupporte, si bien qu’à l’issue
de l’orgasme, il ne songe qu’à se débarrasser d’elle. La transgression se manifeste
encore dans le détournement ludique du motif biblique du fruit tentateur et de la
figure d’Ève, associés au texte sacré de la Genèse. Le jeu profane et irrespectueux
autour de la pomme, tour à tour « manzana », « manz-Ana », « mansa-Ana », tend
à démythifier et désacraliser le référent biblique. L’érotisme comme affirmation
d’une énergie vitale première implique ici la transgression de la morale convenue,
dotant la narration d’une dimension jubilatoire qui n’est pas sans rappeler les
propos de Georges Bataille. Il s’agit de célébrer Éros en se délectant du sordide et
de l’égrillard, pour mieux saper « ce refoulé sur lequel se sont édifiées la culture et
la rationalité occidentales » (Teixeira, 1997 : 81).
Or, parce qu’elle est gratuite, ludique, jubilatoire et transgressive, la quête
érotique permet la transmission de l’élan vital de la jeunesse à une vieillesse déjà
acquise à Thanatos. Elle contribue ainsi à transfigurer le personnage de la nouvelle, un homme d’âge mûr et, partant, un mort en sursis, que l’usage du pronom
personnel él érige en type universel de l’humanité tourmentée par sa fin. L’extase
des sens autorise non seulement la suspension, mais l’inversion des traits qui
caractérisent l’homme mûr : vieux, passif, effacé, faible, laid, sombre, il passe
du côté de la jeunesse, actif, volontaire, fort, solaire. Pourtant, dans un premier
temps, face à la lumineuse Ana, él bedonnant dans sa vieille robe de chambre
paraît ridicule. De même, aux côtés de Copo, son petit chiot blanc et tremblant,
Ana incarne tout d’abord la vulnérabilité. Or, c’est en entamant le jeu érotique que
la jeune fille fragile devient force dominatrice et irrésistible : « Sí, soy tu perrita
dijo la chica encantada y se transformó en la loquilla de siempre, dueña de la casa
y del hombre que la habitaba » (172). Ana érotisée, « chica encantada », agit ainsi
sur le réel et inverse les contraires.
La narration repose sur la tension constante entre des pôles irréconciliables,
qui sous-tend le jeu érotique. Ce dernier se construit par une série de détours qui
reportent l’orgasme ; les tensions sacré-profane et Éros-Thanatos sont redoublées
par les tensions immédiat-différé et voilé-dévoilé. La jeune fille court dans la
1 Nous indiquons dans le texte le numéro de la page citée de « Después de ti una manzana ».
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maison, s’enfuit, se cache, mais pour mieux revenir et s’offrir ; elle entretient le
désir de él qui l’entrevoit davantage qu’il ne la voit :
Vio el cuerpo de la Negra estirarse y subir las costillas unánimes debajo de la piel, los
pequeños senos en el pequeño sostén y el ombligo sobre el borde de la falda. Todo como
un bellísimo relámpago porque inmediatamente después la muchacha le cubrió la cara con
la prenda quitada y él no la vio más, no quiso ver (172).
Face à la volonté agissante de la jeune Ève, l’homme paraît toujours passif et
éteint : « Se quedó allí sin moverse, ya perteneciéndole a ella y a su juego, mientras adivinaba a oscuras el nombre de las otras prendas que Ana se quitaba y le
ponía encima como un perchero. » (172-173) Pourtant, le voilà transformé lorsque
se produit l’orgasme. Ce dernier relève de l’expérience intérieure qui, à l’instar de
la méditation ou de la mystique, permet, comme le souligne Bataille, d’atteindre
une vérité fondamentale qui échappe à la raison. Le temps y est suspendu, puisque
passé et avenir se marient dans un présent sensuel. Le quotidien médiocre, le réel
décevant mais aussi la mort sont abolis par ce que la narration présente comme
une ascension vers l’extase : « Así, a solas con su pasado, su presente y porvenir
ardiendo sobre la misma vertiginosa brasa y la boca de la mujer, permaneció un
buen rato con la rara sensación de que perdía contacto con el suelo y ascendía en
el aire de la casa. » (173)
La force vitale d’Éros se transmet par la bouche, à travers la fellation puis par
un baiser qui fait naître l’homme à lui-même : « le dio un beso profundo hasta que
él pareció encontrarse a sí mismo y despertar. » (173) L’homme vieillissant devient
ici l’avatar humoristique d’une Belle-au-bois-dormant vaincue par les contingences, qui s’éveillerait à la vie et à la beauté du monde. D’ailleurs, Ana-ÉrosPrince charmant est désormais qualifiée de « mujer », non plus de « muchacha » :
elle est devenue LA femme, l’Ève mystérieuse et solaire, principe de vie et de plaisir.
Dès lors, l’homme mûr chargé de la force d’Éros se défait de son humanité
sclérosante pour récupérer une force animale primitive qui se veut retour aux
origines sacrées de la vie. Il assume en effet le jeu sexuel de l’Ève-Ana, impose
ses propres règles et acte sa métamorphose par un aboiement puissant et redoutable, un « ladrido feroz que la sobresaltó » (173). L’homme libéré, énergie pure,
force virile inédite, effraie même Ana et Copo. S’il aboie toujours, il n’a plus rien
de ridicule. Il rejoue alors avec une Ana-femelle un accouplement originel qui
transcende la figure de l’Ève tentatrice en incarnation même d’Éros. Sous la forme
d’un animal mystérieux, merveilleux et enchanteur, Ana-Ève-Éros devient principe
de vie et, parée de l’innocence des origines, invente « un esplandoroso inocente
animal femenino de cuatro patas encima de las sábanas » (174-175). Inversant
le motif du fruit défendu appelé à précipiter l’humanité dans la Chute, Ana la
« manz-Ana » devient la « manzana salvadora » (177) : elle rend à l’homme usé sa
virilité et restitue à l’humanité son énergie première et sacrée.
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Les sens sont en même temps exacerbés et suspendus, l’homme jouissant étant
décrit comme « torpe ciego mudo » (175). L’extase de ce nouvel orgasme le réconcilie avec les origines en sublimant les contraires. Elle célèbre le désir dans sa pureté.
En effet, de cet accouplement, aucune procréation n’est attendue. L’érotisme,
parce qu’il est indépendant de l’enfantement, représente pour la logique rationnelle une perte, une forme de dilapidation ; il implique alors une « petite mort »
selon Georges Bataille (2001 : 34). Partant, il fait violence à la raison et au travail.
Cette « petite mort » détourne l’homme du monde ordonné du travail qu’il s’est
construit, de cet univers qui lasse él, où les interdits fonctionnent comme des
garde-fous face à la puissance dissolvante du chaos. él défie Thanatos par « ces
petites morts », « du fait que nous sommes humains, et que nous vivons dans la
sombre perspective de la mort » (ibid. : 22). L’érotisme permet ici des moments
souverains, « rire, vertige, nausée » et « perte de soi jusqu’à la mort » (James,
2008 : 9).
Thanatos victorieux
L’érotisme a donc indéniablement quelque chose d’angoissant, d’effrayant.
Comme transgression, il est sacrilège. Dès lors, s’il se place du côté d’Éros, il reste
toujours inséparable de la problématique du Bien et du Mal qu’il ne parvient
jamais à abolir totalement. La libération dans la sublimation apparaît nécessairement dérisoire, une fois l’extase sexuelle atteinte :
Él conocía que después del hermoso y cansado trabajo de su cuerpo sobre el otro cuerpo
no le quedaba nada, excepto el cansancio, la hermosura fugaz, una que otra esperada
palabra, una manzana consumida de cara al techo y la furiosa desolada certeza de que,
acaso, era preferible la soledad a la vida inútilmente gastada en una mujer que tan sólo
se desea (170).
La terrifiante sensation de vide, le sentiment de l’absurde résultent de l’instabilité et de la fragilité des émotions érotiques, en définitive si fugaces que la plénitude des sens ne saurait jamais combler l’absence de sens. L’extase se referme
sur cette pomme que croque l’homme, à la fois « manzana » et « manz-Ana »,
principe de la Chute sous la forme du retour abrupt au réel, au corps vieillissant, à
l’usure psychique, à la fatigue existentielle. En effet, au mouvement ascensionnel
de l’extase érotique correspond la chute brutale : l’homme se douche, se rend dans
la cuisine et ouvre un réfrigérateur dont le maigre contenu est recensé, comme
pour mieux dire le retour à la réalité prosaïque, à la solitude, à la fatigue et à l’ennui. La pomme qu’il croque alors symbolise la femme même, découverte qui fonctionne comme une révélation et donne son titre à la nouvelle : « Después de ti una
manzana se dijo, y supo que más que un alimento, el fruto era el sustituto de Ana,
que un segundo luego del deleite magnífico dejaba de existir para siempre. » (176)
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La chute est violente, puisqu’une seconde suffit à effacer le souvenir de la jubilation. Au « júbilo innegable hermoso inválido » succèdent « la desdicha de gastar
la vida y el deseo en una mujer que no se ama » et la « desolada verdad » d’une
vie vide où « cobardía y amargura » cohabitent sous la ridicule « bata gruesa »
(176). De nouveau vieux, sombre et lâche, ramené vers Thanatos, plus que jamais
englué dans cette médiocrité saisissante que lui impose son humaine finitude,
tant physique que psychique, él est saisi de dépit, de frustration et d’une haine
sourde pour la « manz-Ana » : « […] había empezado a segregar un rencor fácil,
una hartura. » (170)
Animé par cette rancœur tenace, él décide de chasser Ana, jetant par terre
la pomme croquée. Toutefois, par lâcheté, face à la jeune fille, il se tait. Le voilà
revenu au point de départ, plus impuissant que jamais. él entend mettre fin à la
relation, mais il en demeure prisonnier. Loin de la libération attendue, il entamera
un combat perdu d’avance, car, il le sait, de nouveau il croquera la « manz-Ana » :
Rencor y hartura que, en cada ocasión, la puntualidad, el rostro de flor inoxidable con que
Ana llegaba a las siete en punto a la propia puerta de su casa y la secreta loca promesa
contenida en ese rostro siempre terminaban por amansar. Y volvía a quedar en el mismo
círculo vicioso de siempre (170).
Il prend conscience de sa lutte inutile, puisque tout se joue ailleurs et lui
échappe ; d’où la « violence désespérée » (Bataille, 2001 : 22) de l’érotisme dans
la nouvelle. En définitive, celui-ci n’apporte aucune satisfaction. él, à l’instar du
libertin sadien, est prisonnier, car condamné à répéter la même lutte vaine contre
la toute-puissante Nature, toujours déçu, dépassé et enchaîné. L’affrontement
entre Éros et Thanatos débouche ici sur la victoire tragique de Thanatos.
L’humour sert un mélange des genres, entre comédie et tragédie, qui donne
au texte une tonalité grinçante et le dote d’une noirceur qui pointe en creux la
lutte désespérée du personnage. él s’avère impuissant face au fatum qui le broie
inexorablement. La « petite mort », loin de l’éloigner de la mort, au contraire l’en
rapproche, à l’instar du malheureux qui refuse de se voir englouti par les sables
mouvants, qui se débat pour leur échapper mais s’enfonce davantage. « On voit
apparaître ici l’influence de la dialectique hégélienne telle que Kojève l’a présentée dans Introduction à la lecture de Hegel. Lorsqu’un élément est nié dans
sa forme contingente, lorsque le libertin sadien tue sa victime, cet élément est
nécessairement affirmé à un niveau supérieur. » (James, 2008 : 11) La suppression
a paradoxalement une fonction « conservante », pour reprendre la terminologie de
Kojève. Voilà él enfermé dans « le cercle de la dialectique » (ibid. : 12).
Il reste prisonnier de la confrontation de forces qui le dépassent, confrontation
que la narration s’efforce de dire à travers les tensions de ce jeu des contraires et
leur inversion. él est coincé entre Éros et Thanatos, sacré et profane, animalité et
humanité, désir et rejet, satisfaction et vide, euphorie et angoisse. Par le jeu éro-
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tique, il croyait déborder des cadres étroits de la vie quotidienne et de l’humanité
finie ; il y est ramené de façon cruelle, comme vient le rappeler la dissection du
désir que le narrateur omniscient soumet au lecteur. Non seulement le désir est
condamné à disparaître aussitôt satisfait, mais sa disparition fonctionne comme
une chute abrupte qui précipite él.
Il ne reste à ce dernier qu’à souhaiter et ne pas souhaiter revoir la jeune fille, à
l’oublier et à penser à elle, léger et grave, prisonnier de tensions qui s’inverseront
avec le retour de la « manz-Ana ». Car celle-ci, également prisonnière, reviendra.
Elle est décrite comme un insecte qui retourne à la lumière, accomplissant la
répétition d’un destin fatal :
Era una chica de 16 años recién cumplidos en mayo, y no tenía más atributos que su bellísima juventud y un elástico dulce resplandeciente deseo de animal invencible; con el que,
como con una lámpara, ella venía a buscarlo cada dos noches escapándose de su casa con
mentiras de mocosa sabia (170).
Force primaire, du côté de la vie et de l’élan animal, elle porte toutefois en
elle sa propre destruction, à l’instar de l’insecte se brûlant à la lampe qui l’attire, sans échappatoire possible. N’est-elle pas également soumise au temps qui
passe ? Prisonniers du cercle dialectique kojévien, él et Ana représentent les victimes pitoyables d’un même fatum en action.
Le corps de la femme, « manz-Ana »-Ève, se présente a priori comme l’instrument d’un possible réenchantement du monde, qui ferait triompher l’élan vital sur
Thanatos. Néanmoins, il s’agit là d’une illusion, puisqu’à l’extase érotique, mouvement ascensionnel, répond la chute cruelle qui met violemment en évidence,
selon la dialectique kojévienne, ce que él cherchait justement à fuir : le quotidien
médiocre, les destructions du temps, la mort inévitable. Avec pessimisme, lucide,
él reconnaît sa défaite. Il célèbre le triomphe de Thanatos, paradoxalement mais
à première vue seulement, en croquant de nouveau dans la « manzana »-« manzAna ». Ce faisant, en effet, il abdique de sa volonté et renonce à lutter ; il s’affaiblit
à chaque nouvelle pomme croquée. À l’homme prisonnier, condamné en sursis, il
ne reste alors qu’à fuir dans le rêve, comme le suggère Carlos Carrión : « Puesto
que tan infelices somos que solo amamos lo que no tenemos o lo que perdemos.
Esto en razón de que lo no tenido y lo perdido se confunden con lo soñado y lo
soñado es siempre más bello que lo real. » (Carrión, 2008)
Il reste surtout la littérature, la seule à pouvoir défier Thanatos. Carlos Carrión
assume ainsi se plonger dans la misère humaine avec jubilation. Il fait sienne la
posture d’Hemingway selon laquelle l’écrivain naît doté d’un détecteur à merde,
instrument bataillien par excellence (Feyel, 2008 : 62-64), au service d’Éros, pour
se jouer des conventions et du bon goût :
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Pues el escritor, bien visto y olido, no tiene únicamente un detector de inocente estiércol,
sino un demoníaco instinto o fatalidad de carnicero que «disfruta» no solo con mostrar
el terror del carnero destinado al degüello, sino sus instintos destrozados y revueltos con
la sustancia elemental de Hemingway, al amparo de la muerte que imagina, como si ese
carnero fuese el animal bíblico para reemplazar a Isaac en el altar del sacrificio, nomás
para frustrar el sucedáneo de Dios (Carrión, 2007).
Bibliographie
Bataille, Georges, 2001, Les larmes d’Éros, Paris, Pauvert.
Carrión, Carlos, 1999, « Después de ti una manzana », in Vallejo, Raúl (ed.), Cuento ecuatoriano de
finales del siglo XX, Quito, Libresa, p. 159-177.
—, 2007, « Animales de palabras », Conférence à Lima de septembre 2007, http://www.carloscarrion.net/comentarios1.html (consulté le 26 décembre 2011)
—, 2008, « El tema del amor », Conférence aux Neuvièmes rencontres de littérature équatorienne Alfonso Carrasco Vintimilla, Cuenca-Équateur, http://www.carloscarrion.net/comentarios1.html (consulté le 26 décembre 2011)
Feyel, Juliette, 2008, « Le corps hétérogène de Georges Bataille », in Marchal, Hugues et Simon,
Anne (éds), Projections : des organes hors du corps (actes du colloque international des 13 et
14 octobre 2006), p. 62-70, publication en ligne consultée le 28 décembre 2011, www.epistemocritique.org.
James, Ian, 2008, « De la récupération au simulacre : Klossowski lecteur de Bataille », in Feyel,
Juliette (éd.), Georges Bataille, de l’hétérogène au sacré (actes du colloque transdisciplinaire
du 29 avril 2006, Université de Cambridge), p. 9-19, revue Silène, revue en ligne consultée le
28 décembre 2011, www.revue-silene.com.
Teixeira, Vincent, 1997, Georges Bataille, la part de l’art (La peinture du non-savoir), Paris,
L’Harmattan.
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