Le Mémorial de Pascal, texte monument Non monument – mais comme on sait : Mémorial. Tel est, pour désigner le fameux témoignage de la « nuit de feu » du 23 octobre 1654, le nom d’abord risqué par le P. Guerrier en 1732, puis le titre communément adopté à partir de l’édition des Œuvres complètes de Pascal dirigée par Brunschvicg1. L’anecdote est bien connue : à la mort de Pascal, un domestique de la maison trouva dans la doublure de son pourpoint deux documents présentant le même texte à quelques différences près : « un petit parchemin plié et écrit de la main de Pascal, et dans ce parchemin un papier écrit de la même main2 ». De ce dernier papier l’original autographe nous est resté, tandis que nous ne disposons plus que d’une copie figurée – mais que nous avons toutes les raisons de juger scrupuleusement fidèle – du parchemin. Se faisant l’écho des sentiments de la famille de Pascal au sujet de ces deux documents, le P. Guerrier écrivit qu’ on ne pouvait pas douter que ce parchemin, écrit avec tant de soin et avec des caractères si remarquables, ne fût une espèce de mémorial qu’il [Pascal] gardait très soigneusement, pour conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans il prenait soin de le coudre et découdre à mesure qu’il changeait d’habits3. Glose célèbre et toujours citée. Or sur la nature de cette « chose » dont, selon ses proches, Pascal souhaitait se souvenir, on ne se prononcera pas ici, quoiqu’elle ait suscité des centaines de pages de commentaires : vision ? effusion mystique ? certitude soudaine d’une élection divine ?... Sans doute est-il bien difficile d’en juger. On notera cependant ceci : bien que le P. Guerrier s’en soit tenu à voir « un mémorial » en le seul parchemin, il n’en est pas moins clair que le Mémorial en tant que tel doit se concevoir comme un dispositif non pas simple, mais double, comportant, d’une part, le document papier, frêle support du texte primitif et de « l’émotion ressentie4 » la nuit en question ; et d’autre part, le document parchemin, support plus résistant chargé de protéger le document papier et, de surcroît, traité comme une pierre, en raison du travail calligraphique et du souci plus général de disposition dont témoigne la mise en forme du texte qu’y recopia Pascal d’après celui du document papier5. Autant d’indices transparents d’une volonté d’assurer la permanence d’un souvenir rendu désormais sensible et ré-actualisable d’un simple regard ou d’une simple pression du doigt sur la doublure d’un vêtement ; et autant de raison de voir en le Mémorial « un véritable monument au sens étymologique du terme, édifié par Pascal pour éterniser l’unique6 », et comme « ér[igé]7 » lors de sa première couture dans le pourpoint. C’est cette notion de monument qui me retiendra ici. J’interrogerai d’abord ses enjeux profonds dans l’œuvre de Pascal, en me situant dès lors au croisement des thèmes les plus structurants de sa spiritualité. J’examinerai ensuite les indices formels d’une écriture monumentale à l’œuvre dans le Mémorial, texte traversé par une triple tension vers la confusion énonciative des voix passées et présentes, vers la « monumentalisation » des 1 Œuvres de Blaise Pascal, éd. P. Brunschvicg, P. Boutroux et F. Gazier, Paris, Hachette, Les grands écrivains de la France, 14 vol., 1904-1914. 2 « Commentaire du P. Guerrier », dans B. Pascal, Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1964-1991, t. 3, p. 55-56 (désormais OCP 3, p. 55-56). 3 Ibid., p. 56. 4 J. Mesnard, « Notice introductive au Mémorial », OCP 3, III, p. 43. 5 Voir J. Mesnard, « Bible et liturgie dans le Mémorial », dans Pascal auteur spirituel, dir. D. Descotes, Paris, Champion, 2006, p. 207-208 6 J. Mesnard, « Notice introductive au Mémorial », OC, III, p. 45. 7 J. Mesnard, « Bible et liturgie », art. cit., p. 208. 1 documents écrits et, de réverbérations en réverbérations, vers la conversion de la faculté de mémoire en sentiment du cœur. L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ abrite à quelques lignes d’intervalles les deux seules mentions de « monuments » attestées dans l’œuvre pascalienne. La première d’entre elles concerne les sépultures des saints : elles libèrent leur corps ressuscité après que le Christ a rendu l’esprit et que la terre a tremblé – « les monuments s’ouvrirent8 » ; et la seconde, désigne le tombeau où fut enseveli le Christ après sa déposition de croix : 299 Et ayant acheté un linceul net, ils [les juifs] oignent le corps, l’enveloppent du linceul, et le mirent dans un sépulcre neuf, où jamais personne n’avait été mis, 300. Taillé dans le roc, et [Joseph d’Arimatie] mit à l’entrée du monument une pierre, 301. Fort grosse.9 Or cette dernière occurrence est, à tous égards, décisive et marque à elle seule le caractère nodal de la notion. C’est que le monument dont il s’agit ici est bien ce tombeau prochainement vide, portant le témoignage, par son vide même, d’un Dieu ressuscité présent par son absence. Et il n’y a rien de surprenant, à ce titre, qu’au sein de ce monument qu’est le Mémorial, Pascal ait comme pris soin d’inscrire et les paroles du Christ ressuscité à la sortie de cet autre « monument » que fut son tombeau : « Deum meum et deum vestrum10 », et sa célébration paradoxale du Deus absconditus dans l’évangile de Jean : « Père juste, le monde ne t’a point connu11. » En la notion de monument telle que la ressaisit l’Abrégé, viennent à coïncider implicitement fonction testimoniale, travail de mémoire et foi en un Dieu caché. Son extrême discrétion dans l’œuvre pascalienne ne saurait donc occulter qu’elle en cristallise en réalité les grands enjeux spirituels, ainsi qu’en témoigne d’ailleurs la part réservée dans les Pensées à son analogon exégétique, cette notion de figure portant également présence et absence, et valant aussi bien témoignage non suspect. À la notion de figure, cependant, celle de monument ajoute une dimension supplémentaire, qui est celle du temps. Or, le fait est remarquable, la dialectique de la présence / absence dont participe la notion de monument ne traverse pas moins les conceptions augustinienne et pascalienne du présent, entendu comme période. Selon l’évêque d’Hippone, comme on sait, le temps « passe de ce qui n’est point encore, à travers ce qui n’a pas d’extension, vers ce qui n’est plus12 ». Le temps présent lui-même ne se mesure donc qu’en ce qu’il passe, et sa présence ne se donne que dans sa disparition – ce que les Pensées traduisent en termes anthropologiques, en faisant valoir que « [n]ous ne nous tenons jamais au temps présent » : Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient13. C’est qu’aux yeux de Pascal, l’homme déchu est, par nature, toujours absent à son présent, ce qui revient donc à dire, aussi absent à lui-même qu’à son créateur : et c’est là toute la théorie 8 Abrégé de la vie de Jésus-Christ, § 290, OCP 3, p. 301. Ibid., § 299-301, p. 303. 10 Voir Jn 20,17 : « allez trouver mes frères, et leur dites de ma part : "Je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu". » 11 Jn 17,25. 12 Confessions, XI, XXI, 27, dans Œuvres, dir. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998-2002, t. 1, p. 1046. 13 Pensées, dans Pensées, opuscules et lettres, éd. P. Sellier et L. Plazenet, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIe siècle », 2010, fr. 80 ; désormais S. 80. 9 2 du divertissement, face émergée d’une théologie radicalement augustinienne. À la suite du péché originel, selon Pascal et Augustin, seul le don surnaturel de la grâce est en mesure de ramener l’homme à la considération de son temps présent et de le réconcilier ainsi avec luimême et avec Dieu. Cette grâce, pour autant, n’agit jamais que ponctuellement et de manière gratuite, à peine donnée que déjà remise en question : et tel est bien le point où se nouent théologie de la grâce, conception augustinienne du temps et enjeux d’une écriture monumentale. Car si la grâce efficace, sans quoi l’homme ne peut vivre au présent, est bien inconditionnelle, gratuite et sans mémoire, alors pourquoi se soucier du passé ? Pourquoi non seulement écrire, mais conserver, un mémorial ? Comme le souligne Pascal dans sa correspondance, « on ne peut conserver la grâce ancienne que par l’acquisition d’une nouvelle grâce, et […] autrement on perdra celle qu’on pensera retenir » : où l’on reconnaîtra sans doute la parabole des talents. Tout retour vers la grâce ancienne porte en soi-même la menace d’un divertissement et le risque de détourner le cœur des « nouveaux efforts » qu’il ne doit cesser de fournir « pour acquérir [la] nouveauté continuelle d’esprit14 » requise par le mode d’action de la grâce. D’où ce principe, fortement affirmé par Pascal à Mlle de Roannez, que « [l]e passé ne doit point nous embarrasser » et que « [l]e présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu15 ». Mais de ce même principe à l’inconséquence du Mémorial, il semblerait donc n’y avoir qu’un pas, qu’on se gardera bien de franchir : et le fait est qu’on n’aurait pas moins tort de comprendre ce texte comme une simple relique crispée sur un instant à jamais révolu, que de réduire la faculté de mémoire elle-même à sa fonction de stockage, sans considérer qu’elle est aussi bien la voie du cœur et, pour Pascal, cette puissance capable, à force de répétitions, de convertir la coutume en nature et les souvenirs en sentiments16. Le Mémorial n’est pas inconséquent : il est paradoxal comme l’est le christianisme. Et tout chrétien sait, en effet, que le présent de sa relation à Dieu se vit essentiellement en mémoire de ; ou que l’actualité de sa méditation se nourrit, en bonne part, de son application à se « remettre devant les yeux » ce qu’il a déjà « dans la mémoire, et qu’il faut faire entrer dans le cœur17 ». Parce que la mémoire est moins un dépôt inerte qu’une dynamique en puissance ; parce qu’elle n’est pas tant fermée sur elle-même qu’ouverte sur le cœur ; parce que son exposition à la répétition vaut avant tout pour ce qu’elle permet, non de préserver, mais de transformer au plus profond de l’être, le Mémorial lui-même n’a rien de nostalgique. Il ne traduit pas une perte irréversible, il perpétue un passé dont il convient d’informer le présent18. Et s’il assume pleinement son statut de vestige, c’est d’abord à l’actualité de son détenteur qu’il se destine et qu’il s’adresse. Aussi y observera-t-on la même logique énonciative complexe que dans tout monument, et la même interaction constante entre le passé et le présent, l’objet de la célébration et son destinataire. Le phénomène le plus net consiste à cet égard dans le jeu d’écho ménagé, du fait de leur position respective à l’ouverture et au finale du Mémorial, entre la notation de la date passée : L’an de grâce 1654 lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr et autres au martyrologe romain, 14 Lettre de Blaise et Jacqueline Pascal à leur sœur Gilberte, OCP 2, p. 697. Lettre à Mlle de Roannez, VIII, OCP 3, p. 1044 16 « La mémoire, la joie sont des sentiments » (Pensées, S. 531) 17 Lettre de Blaise et Jacqueline Pascal à leur sœur Gilberte, OCP 2, p. 697 (nous soulignons). 18 On rejoint, en ce sens, les analyses d’H. Gouhier, proposant de lire le Mémorial comme une « méditation sur les moyens de durer, fussent-ils de ceux qui mobilisent la machine. » (Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1966, p. 21) 15 3 veille de saint Chrysogone, martyr, et autres, depuis environ dix heures et demie du soir jusques à environ minuit et demi et la résolution de ne pas oublier, formulée au futur : Non obliviscar sermones tuos. Amen Comme l’ont montré les travaux de Philippe Sellier, ce bouclage fortement encadrant confère une nette coloration liturgique à l’ensemble du texte19. Mais, à l’évidence, il permet aussi de faire valoir l’étroitesse des liens unissant désormais l’avenir et le passé de l’auteur. À la solennité de la date commémorant l’événement vécu, répond la solennité de l’engagement à ne pas en démériter. Et le devoir de mémoire s’étant fait pro-jet spirituel, c’est bien sur la base de sa relation au passé que semble d’ores et déjà se régler la méditation du scripteur. C’est ce dont témoigne, par exemple, son recours occasionnel à une syntaxe des plus archaïques, empruntée à une traduction de la Bible – celle de Lefèvre d’Etaples – datant de 1530 : Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu » (Jean, XXV). Mais c’est ce qu’illustre plus nettement encore, comme on vient de le voir, sa manière d’engager son propre avenir (« non obliviscar tuos sermones ») en n’utilisant ni ses propres mots, ni sa propre langue, mais une citation latine du psaume 118. La singularité d’une telle appropriation des mots du psalmiste au moment de se déterminer soi dit assez la participation réciproque des deux énonciations, leur solidarité constitutive, leur participation à une même Histoire et donc à un même devenir. Ce que corrobore d’ailleurs une précision introduite dans le parchemin, où, à la différence de la version papier, Pascal ne parle plus de « martyrologe » mais de « martyrologe romain ». En ce que cet ajout permet d’exclure en creux le martyrologe gallican, qui, contrairement au martyrologe romain, accordait alors un net « privilège aux saints de France », il permet aussi, comme l’a montré Jean Mesnard, « de rattacher la prière, éminemment privée, du Mémorial à celle de l’Eglise universelle, tout comme l’événement particulier et momentané du 23 novembre est situé dans l’histoire entière du salut20. » Cette interaction des époques passée et présente, des vivants et des morts et, à terme, cette confusion de leurs voix, ne cessent d’être mises en abîme par le Mémorial, à tout instant et à différents niveaux, comme s’il s’agissait de manifester, à travers tant d’insistance, la capacité de toute énonciation monumentale à figurer, par son ambivalence, celle de toute prière. En écrivant ainsi : « Ton Dieu sera mon dieu », par exemple, Pascal, le 23 novembre, répond directement à une parole du Christ à Madeleine citée une ligne plus haut : « Deum meum et Deum vestrum21 » (autrement dit, mon Dieu est aussi le vôtre) ; et les possessifs qu’il utilise de première et deuxième personnes (« ton Dieu », à toi Jésus-Christ, « sera mon Dieu », à moi Blaise Pascal) lui permettent d’inscrire sa réponse dans le cadre énonciatif, intime entre tous, d’une forme de dialogue orant avec le Dieu ressuscité. Mais le fait est que, simultanément, cette réponse et donc ce dialogue se font par l’intermédiaire de la réponse de Ruth à l’appel de sa belle-mère Noémi qui l’engageait à la suivre : « Deus tuus Deus meus22 » (autrement dit, « ton Dieu » à toi Noémi, est « mon Dieu », à moi aussi Ruth). Or cette médiatisation d’une réponse et d’un appel par l’autre implique naturellement diverses adaptations de l’énoncé d’origine à la situation d’énonciation de la nuit de feu. En usant ainsi d’un verbe être au futur dans sa réappropriation française de la réponse latine, l’auteur du Mémorial rompt avec une longue tradition exégétique consistant à traduire le Deus tuus Deus 19 Voir notamment Pascal et la liturgie, Paris, PUF, 1966, p. 41. J. Mesnard, « Bible et liturgie », art. cit., p. 208. 21 C’est ce que dit Jésus ressuscité lorsqu’il apparaît à Madeleine : « Je monte vers mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20,17) 22 Rt 1,16 20 4 meus de Ruth par « Ton Dieu », non pas sera, mais « est mon Dieu ». Mais le fait est que cette rupture lui permet, quant à lui, de fonder son engagement futur sur un engagement passé. Et les effets d’une telle fondation revêtent en l’occurrence une profondeur théologique d’autant plus grande, qu’en répondant au Christ (« Deum vestrum ») à l’aide des propres mots de Ruth, Pascal ne pouvait mieux marquer que par ce renversement spectaculaire la capacité de l’Ancien Testament à répondre à l’appel du Nouveau, et partant l’absolue solidarité des deux grandes époques de l’Histoire sainte. L’usage que le Mémorial fait du verset va sensiblement dans le même sens : la conversion au Christ se dit ici en empruntant sa forme et son mode d’expression à divers livres, non du Nouveau, mais de l’Ancien Testament, témoignage de la participation réciproque du passé et de l’avenir constitutive de tout discours monumental. Mais l’évidence d’un tel emprunt invite simultanément à explorer une autre dimension du Mémorial – et, à coup sûr, la plus sensible de toutes, tant ce texte apparaît revêtu de « tous les caractères de l’inscription23 ». J’ai risqué, ci-avant, l’idée d’une « monumentalisation » du texte écrit. L’élégance du terme est toute discutable, mais s’efforce de traduire cette aspiration du papier et de la plume à se faire pierre et burin, dont semblent témoigner en l’occurrence, deux principes d’écriture et de composition à l’œuvre dans le Mémorial : par condensations et segmentations textuelles, d’une part ; par recours aux différentes ressources de la calligraphie et de la mise en page, d’autre part. Le texte d’une inscription ne saurait qu’être bref. Une longue période cicéronienne n’a pas sa place sur un ex-voto ou sur un monument commémoratif : elle compromettrait la nécessaire aération de la surface gravée. On remarquera en ce sens, quant au Mémorial, l’importance des passages à la ligne introduits sur la version-parchemin, et l’effet dramatique tiré de certaines discordances entre segmentations syntaxiques et poétiques – ainsi de l’étonnante modernité de la coupure : « le monde ne t’a point / connu mais je t’ai connu », initialement absente de la version-papier, et qui évoque a priori moins la prosodie du e XVII siècle que celle d’un Yves Bonnefoy. On remarquera de même, concernant le travail, non plus de segmentation, mais de condensation accompli par Pascal, l’exceptionnelle fréquence dans le Mémorial de phrases nominales existentielles – « Certitude, joie, certitude, sentiment, vue, joie », « Oubli du monde et de tout, hormis Dieu », « Joie, joie, joie et pleurs de joie », « Dieu de Jésus-Christ », « Renonciation totale et douce », « Soumission totale… » – parfois réduites à un seul mot – dont « Jésus-Christ » ou le « Feu » inaugural. L’économie des verbes conjugués et des déterminants joue alors deux rôles complémentaires : elle permet de resserrer la masse textuelle comme on serait contraint de le faire sur une pierre, mais également de soustraire le contenu des énoncés à toute actualisation précise, en les situant, par là-même, dans cette intemporalité complexe qui semble, par nature, celle de tout discours « monumental ». Et la même analyse vaut naturellement pour la mention du « Deum meum Deum vestrum » latin, où l’économie de la copule autorise, hors contexte, la plus grande souplesse quant à l’actualisation des contenus propositionnels. De manière plus ponctuelle mais non moins significative, on observera également, d’une version à l’autre du Mémorial, diverses procédures d’abrégement du texte primitif, indices d’un travail très conscient et, finalement, tout épigraphique de condensation. Le « Pape et martyr » de la version-papier, par exemple, devient « Pape et m. » sur la version-parchemin. Le déterminant des, rajouté en correction interlinéaire sur le manuscrit autographe (« des philosophes et des savants ») est finalement abandonné par la copie figurée (« des philosophes et savants »). La citation latine du livre de Jérémie (« delirequerunt me fontem aquae 23 J. Mesnard, « Bible et liturgie », art. cit., p. 207 5 vivae24 ») voit, du papier au parchemin, tomber son génitif (« delirequerunt me fontem »). Enfin, une des trois mentions de « Jésus-Christ » figurant sur le papier : Cette est la vie éternelle qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C. Jésus-Christ Jésus-Christ vient à disparaître du parchemin : Cette est la vie éternelle qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé Jésus-Christ Jésus-Christ Principe d’économie, certes, mais aussi bien d’enrichissement interprétatif : car la mise en page et le saut à la ligne détachant le premier Jésus-Christ ne permettent plus, alors, de distinguer lectures appositive (celui que tu as envoyé, à savoir Jésus-Christ), apostrophante (ô Jésus-Christ) et existentielle (Jésus-Christ, présent à mon présent), non sans figurer ainsi le continuum de la profession de foi à la prière. Dans cette succession des deux « Jésus-Christ » figurant sur le parchemin, cependant, un détail sollicite aussitôt le regard : le second apparait calligraphié en lettres de bien plus grande taille que le reste du texte. Or le phénomène marque en lui-même un procédé d’insistance, sans doute, et de soulignement, mais permet aussi bien de marquer sa relation avec cet autre verset mentionnant Jésus-Christ quelques lignes plus haut, « Dieu de Jésus-Christ », calligraphié lui-même en plus gros caractères. Jeu d’écho fortement encadrant et riche d’implications structurelles autant que théologiques, dès lors que faire se répondre, par le jeu de la calligraphie, le Dieu de Jésus-Christ et Jésus-Christ lui-même revient naturellement à suggérer par-là l’identité des deux, tout en plaçant l’un et l’autre – c’est-à-dire leur mystérieuse unité – au centre du discours. De manière générale, comme l’a écrit Henri Gouhier s’agissant du parchemin, « Pascal met en évidence les mots qui, dans la vision rétrospective, lui paraissent essentiels : mémoire et réflexion sont intimement unies dans cette reproduction appliquée du texte25 ». Reproduction dont l’application est parfois d’autant plus frappante, d’ailleurs, qu’elle tend à conserver, jusque dans sa forme même, le mouvement de la rédaction du texte primitif. Ainsi en va-t-il, par exemple, vers le bas du papier, du minuscule « je l’ai fui, renoncé, crucifié » écrit en tous petits caractères au-dessus d’un trait horizontal, ayant manifestement fait l’objet d’un ajout de dernière minute – et se retrouvant pourtant encore en position d’ajout, en plus petits caractères, et au-dessus de la même barre horizontale, sur la version parchemin : indice d’une volonté très claire de conserver jusque dans la version finale les traces de la genèse de la version primitive. La reproduction du papier, cependant, n’est pas si servile ni même si scrupuleuse qu’elle n’autorise Pascal à modifier bien souvent sa mise en page en fonction de ce qu’il juge rétrospectivement le plus décisif, suivant le jeu d’une re-hiérarchisation a posteriori de la matière du souvenir et des vestiges du passé. Du papier au parchemin, on observera en ce sens l’usage de plus grands caractères pour calligraphier le verset : « Renonciation totale et douce », puis le mot grandeur dans l’énoncé : « grandeur de l’âme humaine », déplacé, par rapport au papier, à la suite de la phrase : « Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile » et ainsi doublement mis en valeur, par la calligraphie et par sa position centrale. Plus frappantes encore, toujours à l’occasion du passage au parchemin : l’introduction de 24 25 Je 2,13. H. Gouhier, Blaise Pascal. Commentaires, op. cit., p. 18 6 majuscules pour écrire (graver ?) « FEV », en position centrale et serti de deux traits horizontaux ; puis un peu plus loin « DIEV », en fin de verset, suivant un jeu d’échos spectaculairement graphique redoublé par l’insertion encadrante, tout en haut et tout en bas du document, de deux croix rayonnantes, accusant, par leur rayonnement-même l’importance accordée à la dimension visuelle du parchemin. On le soulignera enfin, il n’est pas indifférent que cette entreprise de « monumentalisation » du texte-papier accomplie par le parchemin tende si régulièrement à souligner pour l’œil des jeux d’échos déjà ménagés par la lettre du texte. Le fait est exemplaire : tout dans le Mémorial va par deux, suivant une organisation en chiasmes ou en séquences parallèles empruntée aux modes de composition de la rhétorique sémitique26. Les deux croix rayonnantes encadrent ainsi deux séquences – la date et l’engagement en latin – qui, on l’a vu, se répondent et revêtent donc elles-mêmes une fonction encadrante. Or enchâssées par ce double cadre, se succèdent deux séquences – la première concernant les noms de Dieu27 et la seconde la formulation d’une conversion sur fond de crainte et d’espérance28 – qui se trouvent, elles aussi, construites suivant d’obsédants jeux d’échos. Qu’on prenne ainsi la première séquence, constituée de 6 versets. « Dieu de Jésus-Christ » y répond à « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob », de la même manière que le mode de connaissance cordiale et intuitive qui est celui de la foi (« certitude, joie, certitude, sentiment, vue, joie ») s’oppose au mode de connaissance rationnelle et discursive qui est celui des « philosophes et des savants ». Voilà donc constituée une première sous-séquence en chiasme de 4 versets (ABBA) suivie par une seconde sous-séquence composée de deux versets parallèles se répondant naturellement (« Deum meum et Deum vestrum / Ton Dieu sera mon Dieu »). Le même examen peut être conduit au sujet de la seconde séquence, dont la plupart des versets trouve un écho immédiat de part et d’autre de la barre de séparation horizontale succédant au verset : « Que je n’en sois pas séparé éternellement ». « Renonciation totale et douce » répond ainsi à « Oubli du monde et de tout hormis Dieu », de la même manière que « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile » répond à « Il ne se trouve que par les voies enseignées par l’Évangile ». Une nouvelle fois, est ainsi constituée une structure en chiasme ABBA de 4 versets, enchâssant elle-même deux sous-séquences parallèles, composées, pour chacune d’entre elles, par une citation de l’évangile de Jean employant le verbe connaitre (« Père juste le monde ne t’a point connu mais je t’ai connu29 » puis « Cette est la vie éternelle qu’ils te connaissent30… »), par une mention de la rupture passée avec Dieu (« Je m’en suis séparé », puis « Je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé, crucifié »), et par le vœu de n’en plus être éloigné (« Que je n’en sois pas séparé éternellement », « Que je n’en sois jamais séparé »). Une organisation si nette ne doit naturellement rien au hasard, et la genèse du texte en témoigne. Qu’on observe la version papier. Procédant à une simple substitution de 26 Voir R. Meynet, « Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique », XVIIe Siècle, n° 261, 2013, p. 601-619 – étude à laquelle les trois paragraphes qui suivent sont des plus redevables. 27 « Dieu d’Abraham. Dieu d’Isaac. Dieu de Jacob / non des philosophes et savants. / certitude joie certitude sentiment vue joie / Dieu de Jésus-Christ / Deum meum et Deum vestrum. Jean 20. 17. / Ton Dieu sera mon Dieu. Ruth » 28 Oubli du monde et de tout hormis DIEV / II ne se trouve que par les voies enseignées / dans l’Évangile. Grandeur de l’âme humaine. / Père juste, le monde ne t’a point / connu, mais je t’ai connu. Jean 17. / Joie Joie Joie et pleurs de joie / Je m’en suis séparé / Dereliquerunt me fontem / mon Dieu, me quitterez-vous / que je n’en sois pas séparé éternellement. / Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent / seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé / Jésus-Christ / Jésus-Christ / je m’en suis séparé je l’ai fui renoncé crucifié / que je n’en sois jamais séparé ! / il ne se conserve que par les voies enseignées / dans l’Évangile. / Renonciation Totale et douce » 29 Jn 17,25. 30 Jn 17,3. 7 préposition, Pascal corrige : « Il ne se trouve que par les voies enseignées par l’Evangile » en : « Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile ». Manière d’éviter la répétition de par ? Vraisemblablement pas, puisque tout le texte est justement construit sur le principe de la répétition. Ce que permet en revanche la substitution de dans à par, c’est d’assurer un parallélisme plus strict entre les deux versets encadrants mis en regard par la seconde séquence : « Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile » et : « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile ». Plus nettement : on observera, sur le papier, en bas de page, une séquence textuelle encadrée par deux traits horizontal et vertical, écrite en plus petits caractères, le long de lignes moins espacées, et ayant donc, de toute évidence, fait l’objet d’un ajout. Après avoir écrit le deuxième « Jésus-Christ », d’ailleurs tracé en plus gros caractères, comme pour marquer un finale, Pascal pensait manifestement son texte achevé. Mais quel sens donner alors à sa décision d’ajouter les derniers versets ? On formulera l’hypothèse que ceux-ci devaient lui permettre de ménager les parallélismes observés dans la seconde séquence enchâssée, c’est-àdire d’organiser cette dernière autour de la mise en écho de deux sous-séquences parallèles – et de conformer ainsi le texte du Mémorial aux modes de composition de la rhétorique biblique et, plus avant, à cet « ordre du cœur31 » dont elle assure l’émergence. Fondé sur une rhétorique de la répétition réverbérant à l’infini le fond et la forme du discours, l’ordre du cœur parie sur les vertus de l’imprégnation, de l’attention méditative aux tremblés de la lettre et du sens et, à terme, sur la possible conversion de la faculté rationnelle de mémoire en sentiment du cœur, intuition sensible et aimante sur quoi puisse grandir la foi. C’est en suivant cet ordre du cœur que Pascal apologiste organisa plus tard l’essentiel de sa démonstration visant les libertins, et c’est encore sur ce mode qu’il composa un très grand nombre de fragments contenus dans les Pensées32. On peinera à voir une simple coïncidence dans le fait que sa première expérimentation formelle de l’ordre du cœur, comprenons : sa première tentative de conversion textuelle de la mémoire, Pascal l’ait effectuée à l’occasion de l’élaboration de ce texte-monument par excellence qu’apparait le Mémorial, tout à la fois vestige d’une effusion passée et architecture puissamment concertée à l’intention d’un temps présent toujours fuyant et toujours à ressaisir. Laurent SUSINI Université Paris-Sorbonne EA 4509, STIH 31 « L’ordre - Contre l’objection que l’Ecriture n’a pas d’ordre. / Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule. / Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire. » (Pensées, S. 329). Sur ce fragment décisif, voir tout particulièrement P. Sellier, « L’ordre du cœur », Port-Royal et la littérature. Pascal, Paris, Champion Classiques, 2010, p. 251-268 ; et L. Thirouin, « Le défaut d’une droite méthode », Littératures classiques, n° 20, 1994, p. 7-21. Sur la notion d’ordre rhétorique chez Pascal, voir J. Mesnard, « L’ordre dans les Pensées », XVIIe Siècle, n° 261, 2013, p. 575602. 32 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon étude « Pour un Pascal juif. Ordre du cœur et rhétorique biblique dans l’œuvre de Pascal », dans Retorica biblica e semitica 3. Atti del terzo convegno RBS, dir. R. Meynet et J. Oniszczuk, Bologne, EDB, 2013, p. 317-345. 8 ANNEXES Annexe 1 : Édition des versions papier (à gauche) et parchemin (à droite) du Mémorial. 9 Annexe 2 : Reproduction des versions papier (autographe, à gauche) et parchemin (allographe, à droite) du Mémorial. 10