Les phases du développement selon Maria Montessori Camillo Grazzini I. Deux représentations : une géométrique, une « organique » Les saisons de la vie Dans toute formation Montessori, qu’il s’agisse du 3-6 ans, 6-12, etc., les quatre phases ou quatre plans de développement comptent parmi les sujets systématiquement abordés. En effet, ils offrent aux étudiants une vue globale de la conception qu’avait Maria Montessori du développement, de la naissance (et même avant) à l’âge adulte ; c’est l’exploration ou l’investigation de ces phases, ou encore « saisons de la vie », qui explique et justifie la perception montessorienne de l’éducation comme une « aide à la vie » ; c’est ce qui fournit aux étudiants les éléments de base nécessaires à la compréhension de la tranche d’âge à laquelle ils ont décidé de se consacrer. Ainsi, bien que les quatre plans de développement ne constituent qu’un seul élément du cours parmi d’autres, ce thème est en réalité l’un des plus importants de tous les thèmes abordés en Montessori et donne ainsi de la perspective et de la profondeur à notre compréhension, tout en nous permettant de diriger plus particulièrement notre attention sur la tranche d’âge qui nous concerne. Sans aucun doute, c’est cette magnifique conception du développement, cette intuition de la nature cyclique et non-répétitive des « saisons de la vie » qui constitue la principale originalité de l’œuvre de Maria Montessori. Maintenant, il se peut que nous n’utilisions qu’un seul des graphiques conçus par M. Montessori pour illustrer notre cours, notamment celui avec les triangles baptisé « Le rythme constructif de la vie ». Cependant, à l’occasion de notre rencontre ici à Amsterdam, je souhaite partager avec vous un autre graphique, une seconde représentation imaginée par M. Montessori telle une image métaphorique des quatre plans de développement : un graphique d’inspiration assurément plus « végétale »… En l’espace d’une année seulement, Maria Montessori a conçu deux graphiques visant à illustrer les quatre plans ou quatre phases de développement : deux graphiques pour un seul et même thème. Et cependant, ces deux graphiques ne pouvaient être plus différents dans la façon de représenter ces stades de croissance, du point de vue de l’impact visuel et, par conséquent aussi, du message sousjacent transmis. La représentation géométrique : le développement possède son propre rythme de construction L’impression donnée par ce premier graphique est celle d’une parfaite régularité et symétrie du fait de la représentation rigoureusement stylisée et à caractère géométrique. Les quatre phases sont représentées par quatre triangles identiques par la forme et par la taille, et dans ce sens les quatre phases sont toutes traitées de manière identique. ------------------------------------------------------------------Des reproductions de ces deux graphiques sont disponibles à la fin de cet article. En même temps toutefois, on n’est pas sans remarquer l’alternance de couleurs : rouge, bleu, rouge, bleu. Dans ce sens, les quatre phases sont différenciées deux par deux : la petite enfance et l’adolescence ont quelque chose en commun ; l’enfance et l’âge adulte/la maturité également. Dans le même temps, la petite enfance et l’adolescence d’une part contrastent avec l’enfance et la maturité d’autre part. Puis nous commençons à remarquer certains détails qui différencient également les phases deux par deux : les triangles rouges ont des contours épais tandis que les bleus ont des contours fins ; chaque triangle rouge est divisé en deux sous-plans égaux, tandis que les bleus ne sont pas divisés. Ce que l’utilisation de triangles pour les quatre phases illustre vraiment et met en évidence, c’est le rôle vital des périodes sensibles ou sensitivités qui (tandis qu’elles changent de nature d’une phase à l’autre) déterminent les caractéristiques de chacune des phases. En effet, les périodes sensibles se rapportant à un plan déterminé apparaissent, s’intensifient, atteignent un maximum, puis déclinent ; de nouvelles périodes sensibles apparaissent, s’intensifient, atteignent un maximum puis déclinent pour laisser la place à de nouvelles sensitivités, et ainsi de suite. Parallèlement, par le recours aux deux couleurs contrastées rouge et bleue, une distinction est faite entre, d’un côté les deux phases de la petite enfance et de l’adolescence qui sont des périodes « créatives », et de l’autre côté les deux phases de l’enfance et de la maturité qui sont des « périodes calmes de croissance uniforme ». Manifestement, la petite enfance et l’adolescence apparaissent sur ce graphique comme étant plus importantes, plus vitales, et doivent par conséquent faire l’objet d’une plus grande attention de notre part et figurer au cœur de nos préoccupations. La représentation « organique » : le bulbe Si nous avons d’abord été surpris par la perfection géométrique de la première représentation des phases du développement, nous risquons maintenant d’être fortement frappés par le contraste qu’offre la deuxième représentation, le second graphique. Irrégularité flagrante et absence totale de symétrie tout au long des quatre plans caractérisent cette seconde représentation. Cela allié à l’utilisation abondante de la couleur verte, nous donne l’impression d’une chose étrange qui croît, produit d’une Mère Nature en pleine envolée fantasque. De curieux renflements, boursoufflures, sont suivis de sections resserrées, effilées, comme vidées de toute substance. Puis le tout s’estompe, s’évanouit vers la droite dans une série de pointillés se terminant par une flèche. L’effet général produit, après la symétrie du premier graphique, est des plus intéressants, et à mesure que nous étudions le graphique plus en profondeur et en détail, il commence à nous apparaître clairement que M. Montessori a pris soin de différencier les phases, non seulement deux par deux, mais également une par une. Tout d’abord, notons que notre attention est immédiatement attirée par les deux parties gonflées, autrement dit par le premier et le troisième plan, la petite enfance et l’adolescence, tandis que les deux autres phases semblent avoir complètement disparu en arrière-plan. De la sorte, la distinction deux par deux est immédiatement réalisée. Mais M. Montessori va plus loin : elle différencie également les périodes « créatives » l’une de l’autre. La petite enfance est représentée avec beaucoup plus de masse et de volume, ce qui la rend nettement plus imposante, et cette masse et ce volume sont répartis de façon à attribuer plus de poids aux trois premières années de la vie. Les couleurs elles-aussi sont différentes : noir et rouge pour la petite enfance ; vert et rouge pour l’adolescence. Mais il y a plus : la répartition des couleurs n’est clairement pas la même non plus. Ainsi, pour la petite enfance nous avons un noir profond au tout début, qui vire ensuite au rouge vif ; pour l’adolescence nous avons une boursoufflure ellipsoïdale verte avec le rouge au milieu. Les « phases calmes de croissance uniforme », à savoir l’enfance et la maturité (6-12 ans et 18-21/24 ans) sont représentées par de simples lignes vertes, mais même là nous remarquons une différence entre les deux phases : la ligne verte de l’enfance grimpe tandis que celle de la maturité se déploie horizontalement. Cela nous conduit à une autre observation concernant ce graphique : l’ensemble du dessin n’est rien d’autre qu’un arc ou une courbe de développement, avec des sections qui ont été plus ou moins élaborées en fonction de chaque phase spécifique. Vu sous cet angle, nous devons également faire attention à la courbure, et nous voyons que la montée est très raide au début avec la première phase, plus progressive pour la seconde et la troisième phase, et enfin non existante pour la quatrième. On est naturellement amené à conclure que la période de l’enfance est beaucoup plus importante que celle de la maturité, du moins du point de vue du développement. En effet, après 21 ans (l’âge de la majorité à l’époque) nous avons simplement une ligne en pointillés comme pour indiquer que le développement est terminé ; et une flèche comme pour signifier que la vie se poursuit à l’identique, c’est-à-dire dans une direction et avec une intensité et un style déjà clairement établis. Lorsque nous comparons les deux graphiques, nous constatons que le premier constitue davantage une « abstraction », une représentation idéale du schéma ou rythme de développement. Le deuxième est d’un type plus « naturel », plus « biologique », et par conséquent évoque davantage un processus vivant : un caractère distinct est donné à chaque phase (comme dans la vie) ; chaque phase disparaît progressivement dans la suivante (comme dans la vie). Ainsi, sur le deuxième graphique nous ne voyons pas les points critiques, les moments charnières, les changements soudains de direction et de couleurs que nous pouvions observer sur le premier graphique. Le premier, baptisé « le rythme constructif de la vie » par Maria Montessori, est clairement conçu sous l’angle du rythme ou de la régularité. Le deuxième a été baptisé « Le bulbe ». De toute évidence ce nom fait référence à une forme et à un phénomène appartenant à la nature. En même temps, le terme évoque fortement une source qui serait cachée dans les profondeurs de l’obscurité et une croissance qui apparaît progressivement à la lumière. En effet, un bulbe est une pousse qui ressemble à un gros bourgeon et qui, en tant que tel, porte en lui le germe des parties destinées à se développer pour former un individu parfait, mais qui demeurent dissimulées à la vue puisque un bulbe se trouve généralement sous terre. En d’autres termes, un bulbe renferme la puissance de croissance, c’est-à-dire la force irrésistible de la vie. Cela nous amène immédiatement à concevoir la vie comme une énergie et l’enfant comme le détenteur de « précieuses énergies qui tendent à se manifester avec une force irrépressible ». En effet, dans le texte qui accompagne le dessin, M. Montessori parle si souvent d’énergies qu’on peut voir le graphique comme une véritable illustration de l’énergie et du dynamisme de la croissance et du développement. Et le renflement au début du dessin, la masse initiale, le bulbe lui-même pour ainsi dire, peut maintenant être vu comme portant en lui-même « toutes les énergies de l’Homme » - toutes ces énergies présentes au début de la vie et qui sont nécessaires à la formation d’un être humain. L’éducation devient alors un moyen d’aider ces énergies, car « l’esprit n’est pas une pierre à sculpter selon le talent de l’artiste, mais de l’énergie libre dont l’expression et le déploiement obéit à ses propres lois internes ». Et ainsi, les deux graphiques se complètent l’un l’autre. Ces points de vue différents ne s’excluent pas mutuellement et ne sont pas en conflit. Au contraire, notre compréhension des quatre plans de développement se trouve améliorée, enrichie, si nous examinons les deux graphiques plutôt qu’un seul. Quoi qu’il en soit, au final, quelles que soient leurs similitudes et différences, qu’ils soient complémentaires ou non, ces deux graphiques, ne font guère plus que symboliser les quatre plans de développement. Ainsi, à la fois ils expliquent et n’expliquent pas ces phases. Pour en savoir plus, il est nécessaire de se rapporter aux mots de Maria Montessori, à ce qu’elle a dit et écrit à ce sujet. Le bulbe : les explications de Maria Montessori 1. La petite enfance (0-6 ans) Sur ce graphique, nous observons d’abord à gauche une masse ardente impressionnante qui décroît progressivement en volume et se resserre en changeant de couleur (passant du rouge au vert). La première partie de cette « masse » représente le sous-plan de développement initial : « la période de l’ inconscient » qui se termine vers l’âge de trois ans. La sphère indistincte, allant de la couleur noire à la couleur rouge, est accompagnée du terme « nebulae » ou « nébuleuses » qui désigne les énergies créatrices qui incitent l’enfant à absorber activement son environnement, à se « créer » lui-même par le biais de son environnement. (Les « nébuleuses » sont les voies ou degrés différenciés et spécialisés de « l’horme ». Et « l’horme » est l’énergie vitale qui se manifeste par un élan qui pousse à des actions ayant un but. L’absorption de l’environnement est le fruit d’une activité inconsciente et, plus spécifiquement, le fruit du travail de « l’esprit absorbant ».) Ainsi, dans son livre La formation de l’homme, Maria Montessori écrit : « Il semble que l’esprit absorbant agisse de façon analogue (à l’appareil photo) : les images doivent rester enfermées dans l’obscurité de l’inconscient et être fixées par une mystérieuse sensibilité, sans que rien n’apparaisse à l’extérieur. Puis, lorsque le phénomène merveilleux s’est accompli, l’acquisition créative peut être traitée à l’extérieur, à la lumière de la conscience, car elle est fixée de façon indélébile avec toutes ses particularités ». Le premier sous-plan, dit Maria Montessori, « porte en lui toutes les énergies de l’Homme et est, par conséquent, d’une importance aussi grande qu’est vaste le mystère qui l’entoure ». Le deuxième sous-plan naît du premier et est construit sur le premier. Le deuxième sous-plan est « la période du conscient » puisqu’au cours de celui-ci a lieu la formation de la conscience. Sur le graphique, M. Montessori qualifie ce second sous-plan (principalement colorié en rouge, mais montrant déjà une transition vers le vert) de « construction de l’esprit conscient ». Dans le premier plan, seule la première période (ou le premier sous-plan) est signalée sur le dessin comme correspondant à la « formation de l’Homme ». 2. L’enfance (6-12 ans) Autour de l’âge de six ans, une nouvelle période de la vie commence. Celle-ci est représentée par une simple ligne verte car cette période de la vie, qui se termine vers l’âge de 12 ans, est une période de sécurité et de tranquillité. Le début de cette période coïncide avec l’entrée de l’enfant à l’école. 3. L’adolescence (12-18 ans) Après le deuxième plan, on observe sur le graphique une bosse ou un renflement qui représente la période de l’adolescence. Durant cette période, qui comprend la puberté, le psychisme humain traverse un grand tumulte. Les émotions se soulèvent de l’abysse, notamment les émotions les plus contrastées qui, de surcroît, sont souvent traversées simultanément, apportant ainsi un profond déséquilibre, une grande instabilité (qui se révèle dans le comportement adolescent). En outre, le corps est plus faible et la tendance à tomber malade augmente. Parallèlement, l’école pèse sur l’adolescent, avec tout le poids et la pression d’exigences académiques accrues. Au cours de cette période, qui s’étend de 12 à 18 ans, la délinquance juvénile peut se manifester. 4. La maturité (18 – 21/24 ans) Puis, tout à coup, la crise est finie et l’équilibre est restauré. Aux orages de l’adolescence succède un contrôle calme, une maîtrise totale de l’ensemble des énergies, ce qui est le résultat de la maturation qui a eu lieu. L’ensemble des quatre phases Sur son graphique, Maria Montessori indique que toute la période de 6 à 21 ans environ correspond au « développement de l’homme ». La « formation de l’homme » et le « développement de l’homme » sont surplombés par une flèche intitulée « Finalité ». Puis, l’aboutissement ou le but de ce processus est simplement signalé par le mot « Homme », et M. Montessori signale ce but comme étant atteint autour de 21 ans. Et qu’en est-il de cet « Homme » ? Quel type d’Homme est-il ? Pas nécessairement le type d’Homme qu’on aurait espéré qu’il soit. Pour citer Maria Montessori : « Dès que ses études universitaires sont terminées, le jeune se trouve abandonné par le système éducatif, laissé seul pour affronter la vie et il n’a d’autre choix que de l’affronter. Mais l’éducation qu’il a reçue, basée sur la répression, l’a déjà empêché de former son propre caractère, et maintenant, subitement elle l’abandonne. Il manque alors de toutes ces défenses que le système même qui l’a oppressé tout au long de son enfance et de son adolescence l’a empêché de construire. Ainsi, on trouve des jeunes gens qui, une fois leurs études terminées, se tourne vers la psychothérapie parce qu’ils se sentent incapables d’affronter la vie, manquant de toute la connaissance nécessaire d’eux-mêmes et de la société dans laquelle ils sont nés ». II. Le système éducatif et les plans de développement Besoins développementaux et éducation proposée Sur ce nouveau graphique, le schéma du bas est également différent de celui que nous connaissons déjà et qui figure sur le premier graphique. Sur le graphique de 1950, Maria Montessori a souhaité mettre en évidence le fait que, étant donné que « le système éducatif existant est le produit d’une conception de la vie du point de vue de la structure ou de l’organisation de notre société (…) plutôt qu’en relation avec les besoins physiques et psychologiques de la croissance humaine », nous trouvons un « vide éducatif » pour la première période de la vie, c’est-à-dire pour les années au cours desquelles a lieu la construction fondamentale de l’être humain ». En fait, l’état n’offre toujours pas de structures éducatives adaptées pour soutenir le développement de la vie au cours du premier plan (même si nous devons reconnaître que le problème est davantage compris de nos jours). Sur le graphique de 1951 en revanche, M. Montessori souhaite souligner un aspect différent, à savoir la discontinuité pédagogique qui existe entre les diverses étapes ou différents niveaux scolaires. Elle indique ce faisant les diverses méthodes pédagogiques qui existent en mentionnant les pédagogues célèbres qui en sont à l’origine. Sur les deux graphiques, la structure du schéma du bas est globalement la même. Sur les deux, on observe un grand plan incliné, un « champ d’action pédagogique » qui continue d’augmenter avec l’âge de l’individu jusqu’à ce qu’il arrive à une fin brutale avec la clôture des études universitaires. Néanmoins, sur le graphique de 1951, nous trouvons quelques éléments nouveaux : le plan incliné débute à la naissance et non plus à 6 ans ; les flèches verticales sous les différentes sections ont disparu (elles représentaient « à la fois le nombre de matières enseignées et le nombre d’enseignants »). Le mot « causalité » a également disparu (« le professeur est considéré être la ‘cause’ du développement de l’intelligence et des différents ‘effets’ qui doivent être produits »). Le mot « finalité » quant à lui a été conservé (« l’enfant manifeste des phénomènes totalement disproportionnés par rapport à l’enseignement qu’on lui offre, phénomènes qui sont les expressions d’une spontanéité basée sur un guide intérieur, le guide naturel, finaliste de la vie lui-même »). Par ailleurs, on trouve sur ce deuxième graphique, contrairement au premier, placés en correspondance avec les tranches d’âges qui les concernent, des noms de pédagogues célèbres, personnalités illustres de l’histoire mondiale de l’éducation. Ces derniers sont antérieurs à Maria Montessori. Il s’agit de J. Pestalozzi (1746-1827), J. Herbart (1776-1841) et F. Froebel (17821852). Les contemporains de M. Montessori ne figurent pas sur le schéma mais on peut les deviner (comme nous le verrons plus loin). Fragmentation ou continuité pédagogique? Lors du cours qu’elle a donné à Rome en 1951, Maria Montessori explique la partie inférieure de son nouveau graphique sous différents angles. La fragmentation observable dans le système éducatif existant par opposition à la continuité pédagogique de l’approche montessorienne qui s’adresse à l’être humain dans sa globalité au cours de toutes les phases de son développement, d’une part, et les pédagogues et psychologues en lien avec les tranches d’âge spécifiques auxquelles ils se sont intéressés d’autre part ; tels sont les divers aspects examinés par Maria Montessori. A propos de la fragmentation et du manque de continuité dans l’enseignement en place, Maria Montessori explique : « l’école, telle qu’on l’observe aujourd’hui, est constituée de nombreuses périodes, chacune existant seulement pour elle-même, totalement coupée des autres. » (Bien sûr, M. Montessori fait référence à la situation observable en 1951. Mais ne peut-on pas en dire autant aujourd’hui ?) En effet, sur le schéma du bas, nous pouvons voir les différents « blocs » institutionnels qui, non seulement sont séparés les uns des autres, mais le sont, qui plus est, par de grands espaces vides. M. Montessori poursuit en expliquant : « pour passer d’une période à l’autre, il faut franchir le vide qui les sépare avec un effort représenté par les examens : ceux qui ne peuvent pas faire le saut sombrent et n’ont d’autre choix que de revenir en arrière ». Comme nous pouvons le voir sur le schéma, Maria représente les examens finaux, et les met en évidence, par une épaisse bande de couleur différente à la fin de chaque cycle scolaire. Concernant la continuité pédagogique, l’unité et le caractère global de sa méthode, M. Montessori dit ceci (dans La formation de l’homme) : « Si donc la personnalité humaine est unique au cours des divers stades de son développement, il est clair que l’on doit faire reposer l’éducation sur un principe général valant pour tous ces stades. En tout état de cause, nous proclamons, nous, que l’enfant est un être humain à part entière. » Maria Montessori et l’Education nouvelle Au cours des deux décennies qui séparent la première publication de Pédagogie scientifique et la fondation de l’Association Montessori Internationale (1909-1929), l’œuvre de M. Montessori se confronte à la pédagogie progressiste de l’américain John Dewey et de son successeur William Heard Kilpatrick (La pédagogie du projet, 1918), à la méthode de travail individualisé de Carleton Washburne (The Philosophy of the Winnetka Curriculum, 1926) et à celle de deux élèves de M. Montessori : Makinden (Individual Work System) et Helen Parkhurst (avec le plan Dalton, Education on the Dalton Plan , 1927). Avant tout, les travaux de M. Montessori se confrontent à ceux du groupe de Genève, du mouvement d’éducation progressiste, mouvement qui fut institutionnalisé vers 1920 avec la création de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle (New Education Fellowship). Pierre Bovet, Adolphe Ferrière, Ovide Decroly (La fonction de globalisation et l’enseignement, 1929), Edouard Claparède (L’école sur mesure, 1921), Roger Cousinet (Une méthode de travail libre par groupes, 1925) et Célestin Freinet (Imprimerie à l’école, 1927) sont tous contemporains de Maria Montessori, et parmi ces figures du nouveau mouvement on trouve également Jean Piaget avec son approche développementale ou génétique de la psychologie expérimentale. A partir du milieu des années 20, le mouvement d’éducation progressiste (reconnaissable à ses méthodes dites « actives » prônant un « apprentissage à partir d’activités, plutôt qu’un apprentissage formel ») est dirigé par la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle qui devient la référence en matière de recherche et de documentation internationales dans le domaine de l’éducation. Le fait que le gouvernement italien ne rejoigne pas la ligue favorise indirectement l’influence dominante du groupe de psychopédagogues de Genève aux dépens de M. Montessori et de son travail. Ainsi, ces protagonistes, désireux de mettre en avant leurs propres méthodes, se mettent à exclure de plus en plus M. Montessori. Résultat, on assiste à un renforcement de l’incompréhension entre le courant principal de l’Education nouvelle et M. Montessori, qui avait déjà le sentiment de ne pas être entendue directement mais uniquement « hors scène », pour ainsi dire, et par l’intermédiaire de tiers. Dans La formation de l’homme, Montessori écrit : « Et voilà que d’importants mouvements d’éducateurs, comme la grande association mondiale New Education Fellowship, veulent harmoniser la Méthode Montessori et les autres méthodes nouvelles qui continuent à surgir partout et les faire collaborer ! ». En réalité, le groupe de Genève critique certains aspects de la pédagogie Montessori et Maria n’est pas prête au compromis. Selon elle, sélectionner certains aspects et en exclure d’autres revient à déformer la nature même de la méthode. Au final, « le monde de l’éducation officielle a lui-aussi mis notre travail de côté », dira Maria. Un principe d’éducation pour tous les âges Dans La formation de l’homme, M. Montessori, comme nous l’avons vu, parle de l’unité de la personnalité humaine. « La personnalité humaine est assurément une au travers des différents stades du développement de l’individu ». Et c’est précisément pour cela, souligne-t-elle, que « nous devons concevoir un principe d’éducation qui prenne en considération tous les âges ». Un tel principe pourrait être une : « aide donnée à la personnalité humaine pour conquérir son indépendance », ou un « moyen qu’on lui offre pour se libérer de l’oppression due aux vieux préjugés véhiculés par l’éducation (…). Ce qui importe c’est que la défense de l’enfant, la reconnaissance scientifique de sa nature et la proclamation sociale de ses droits se substituent aux diverses idées préconçues sur l’éducation. » Et même si très souvent, par commodité, on parle de « méthode Montessori », en réalité Maria Montessori préfère parler d’« aide à l’indépendance » pour qualifier sa contribution, son approche pédagogique. M. Montessori différencie sa pédagogie non seulement de l’éducation traditionnelle mais également des autres « méthodes » expérimentales. Elle affirme que son approche possède une validité universelle car elle s’applique à tous les stades de développement d’un être humain. Ainsi, elle écrit : « Qu’est-ce que c’est donc que cette méthode qui commence avec les nouveau-nés et tend à aller jusqu’aux docteurs d’université ? Notons que c’est loin d’être le cas des autres méthodes. La méthode Froebel s’adresse uniquement aux enfants d’âge préscolaire ; la méthode Pestalozzi s’adresse seulement aux écoles élémentaires ; les méthodes d’Herbart concernent spécifiquement le secondaire. Parmi les méthodes les plus modernes, il y a également la méthode Decroly destinée aux écoles élémentaires, le plan Dalton s’adressant surtout aux établissements secondaires, et ainsi de suite. Il est vrai que les méthodes classiques ont évolué, mais les enseignants ont opté pour un cycle scolaire et s’y sont spécialisés. Ils ne peuvent se mettre, du jour au lendemain, à enseigner dans un autre. Un professeur du secondaire ne connaît pas la façon d’éduquer les petits dans les jardins d’enfants et encore moins dans les crèches. Les cycles d’éducation sont très différents et les méthodes que l’on voit se multiplier aujourd’hui ne concernent, c’est logique, qu’un seul de ces cycles. Ce serait un nonsens que de parler de lycées utilisant la méthode Froebel et une plaisanterie que de vouloir étendre à l’Université les méthodes utilisées dans les crèches, n’est-ce pas ? ». Et sur la base d’autres documents, nous pouvons ajouter d’autres noms à celui de Decroly ; d’autres méthodes visent les écoles primaires et élémentaires : la méthode Cousinet, la méthode Claparède, etc. ; ces pédagogies nouvelles qui, comme l’écrit M. Montessori, « continuent à surgir partout ». Nature et super-nature : deux points de vue différents Observons la structure du « bulbe » : il commence par une masse impressionnante qui diminue progressivement et s’effile vers la droite pour finir par une série de pointillés. La structure triangulaire que l’on peut voir dessous est construite, pourrait-on dire, en sens inverse : elle commence par un point et croît progressivement, augmentant en épaisseur, en volume. De toute évidence, ces deux structures illustrent deux processus différents, deux points de vue différents. La première est celle adoptée par la Nature pour régir le développement humain (et celle privilégiée par Maria Montessori), où la plus grande importance est donnée au commencement, c’est-à-dire la naissance. La seconde est celle adoptée par notre société humaine, autrement dit par notre « super-nature », où la plus grande importance est attribuée à la fin du développement, c’est-à-dire, la fin des études de l’individu. Par conséquent, les deux processus (le développement naturel d’une part, et l’éducation telle qu’elle est mise en place par notre société d’autre part) mettent l’accent sur les deux extrêmes : le début et la fin du développement, et il s’agit là de périodes de constructions très différentes. La première est consacrée à la construction de la vie psychique et physique (et concerne donc la dimension intérieure de l’être) ; la seconde, au contraire, est consacrée à la construction d’une vie sociale et professionnelle (et concerne donc la dimension extérieure de l’individu). L’Homme, cet inconnu Entre autres choses, la lettre minuscule « x », lorsqu’on l’utilise en mathématique, désigne une « inconnue ». En italien, cette signification mathématique a donné lieu à un emploi similaire dans le langage courant et a conduit à des expressions comme « una grossa x », qui veut dire littéralement « un grand x », ce qui correspond en français à l’expression « une grande inconnue ». C’est dans ce sens que nous devons interpréter le grand et imposant x qui figure au centre du nouveau graphique de M. Montessori. Ainsi, dans La formation de l’homme, nous pouvons lire : ce « miracle de la Nature qu’est la formation d’une l’intelligence, d’une personnalité humaine » est un domaine qui demeure totalement inexploré, « un trou noir dans la connaissance scientifique de notre temps, un domaine vierge, une inconnue ». « Nous savons seulement que dans le psychisme humain existe une énigme que nous n’avons même pas encore effleurée. » « L’Homme, cet inconnu », cette expression reprise par M. Montessori et qui traduit si bien l’idée que l’être humain demeure encore un mystère pour lui-même, correspond à l’origine au titre d’un livre de Carrel. Et pourtant, dans La formation de l’homme, M. Montessori poursuit en disant : « La réforme de l’éducation et de la société dont nous avons aujourd’hui besoin doit se fonder sur l’étude scientifique de l’Homme, cet inconnu. » En outre, dans L’esprit absorbant, elle écrit:/// « L’enfant est doté de pouvoirs inconnus qui peuvent nous guider vers un avenir radieux. Si ce que nous voulons vraiment est un nouveau monde, alors l’éducation doit se fixer pour but le développement de ces possibilités cachées ». Les « sources montessoriennes » des trois dernières années (1949-1951) Au sujet des « saisons de la vie » (ou plans de développement) et des dispositions prises par le système éducatif par rapport à chacune de ces phases, on observe une trame évidente entre ce que M. Montessori écrit dans La formation de l’homme et L’esprit absorbant (tous deux parus en 1949), et ce qu’elle dit dans ses cours à Pérouse et à Rome en 1950 et 1951. Il y a une proximité évidente au niveau chronologique, mais il existe également un lien étroit dans le fait qu’une source peut venir renforcer, expliquer ou compléter la pensée exprimée dans une autre source, comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer. Ces sources et archives montessoriennes sont d’autant plus importantes qu’elles remontent toutes aux trois dernières années de la vie de Maria Montessori, et rendent ainsi compte de ses toutes dernières réflexions sur le sujet. On pourrait presque dire qu’elles constituent une sorte de distillation de sa pensée, de l’ensemble de ses observations et réflexions menées sur de très nombreuses années ; qu’elles recèlent l’essence de sa pensée. Mais Maria Montessori ne s’est pas seulement exprimée par les mots, elle nous a également laissé des images, notamment deux représentations des quatre plans de développement : « Le rythme constructif de la vie » (Pérouse, 1950) et le « bulbe » (Rome, 1951). Ces graphiques, qui synthétisent sa vision du développement, nous offrent une vision globale et très large du développement et constituent pour nous une véritable référence. En outre, en nous montrant également les structures éducatives proposées par la société au cours des quatre stades, ils nous permettent de voir combien les critiques de M. Montessori sont encore pertinentes aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, cette dernière contribution de M. Montessori peut encore constituer pour nous, 40 ans plus tard, une source d’inspiration et un stimulant dans notre travail. ©C. Grazzini