La nature théâtre de Dieu, selon Jean Bodin Author(s): Ann M. Blair Source: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 7 (1989), pp. 73-91 Published by: Librairie Droz Stable URL: https://www.jstor.org/stable/25598723 Accessed: 23-05-2020 13:40 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelle Revue du XVIe Siècle This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Nouvelle Revue du Seizieme Siecle - 1989 - n? 7, pp. 73-91 LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN Vers la fin d'une carriere mouvementee comme avocat, conseiller du due d'Alengon et procureur du roi, Jean Bodin ajoute en 1596 a la liste dej& pres tigieuse de ses publications YUniversae naturae theatrum. Cet in-octavo de 631 pages est divise en cinq livres traitant, sous la forme d'un dialogue, du principe et des causes de toutes choses: des elements, meteores, mineraux et metaux; des plantes et animaux; de Pame; et des corps celestes, soit les domaines traditionnels de la ?physique)) antique1. La premiere edition publiee k Lyon en 1596 fut suivie de renditions a Francfort en 1597 et a Hanau en 1605, chez Wechel. Une traduction frangaise par le medecin lyonnais Frangois de Fougerolles parut a Lyon en 1597. On peut se demander pour quoi un homme dont la renommee internationale reposait sur les multiples editions de la Rgpublique, appuyees de la Mithode de l'histoire et de la D&monomanie, se tournait maintenant, et si serieusement, vers la science naturelle; quels aspects de la nature Pinteressaient plus particulierement; et avec quels lecteurs il partageait cet interet. Bodin ne meritera certes pas de figurer au pantheon des grands hommes de science de son temps; mais, pre cisement pour cette raison, son livre peut aider k definir ce qu'est pour une 61ite cultivee non-specialiste la science de la fin du XVIe siecle, et a situer celle-ci dans un contexte culturel plus large avant tes developpements dits r6volutionnaires du siecle suivant. La derniere oeuvre publiee de Jean Bodin, trop meconnue, revele k la fois une ambition caracteristique de Bodin de trouver des lois naturelles universelles et un souci plus prononce qu'ailleurs de faire une apologetique de la foi. II est possible que Bodin ait forme le projet d'ecrire le Theatre des le temps de sa Mfrhode de l'histoire de 1566. II ecrit au debut de celle-ci: ?I1 y a trois sortes d'histoire ou de recit veridique: l'histoire humaine, l'histoire naturelle et Phistoire sacree [...]. Ainsi en agirons-nous avec les ignorants qui saisiront d'abord dans les choses humaines la bonte et la transcendance divi nes, pour la percevoir ensuite dans les causes les plus remarquables de la 1 R.P. Festugiere, La Re've'lation d*Hermes Trisme'giste, vol. II: ?Le Dieu cosmique?, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 361, n. 2. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 74 ANN M. BLAIR nature, dans les proprietes et la splendeur des corps celestes, enfin dans l'ordre admirable, le mouvement, Pimmensite, Pharmonie et la beaute de Punivers: autant de degres qui nous conduiront enfin k retrouver notre filia tion divine, a renouer Punion totale avec notre Createur.?2 Les histoires humaine et naturelle constituent ainsi pour Bodin des etapes de la progres sion de ?l'ignorant? vers la connaissance du divin3. L'epitre dedicatoire du Theatre ne va pas k Pencontre de ce projet ante rieur de trente ans mais le complete. Pour justifier son nouveau livre, Bodin, en bonne rhetorique, y presente un bilan assez negatif du projet de la Methode de constituer une science du droit universel fondee sur l'etude com parative des lois et des coutumes: ?Cela explique assez pourquoi de tout temps et en tout lieu, les bornes de cette discipline [une science du droit] n'ont pu etre etablies, puisqu'elle depend du jugement et des erreurs des hommes a tel point que ce que certains jugeront dignes de recompense, d'autres le trouveront meriter le supplice [...]. J'ai assurement ete retenu de fonder une science des lois par la pensee que tous les edits, decrets et lois des peuples se rapportent au hasard des jugements et des passions des hommes, s'ils ne s'appuient pas sur la loi divine, c'est-a-dire naturelle, qui est comme le fil qui, dans un labyrinthe, guide nos pas aveugles.?4 Au contraire, Bodin montre qu'une science de la nature ne presente aucune de ces difficultes: elle n'est pas sujette aux caprices des hommes mais revele clairement la volonte de Dieu. Ainsi ?dans la nature rien n'est incertain. Nous voyons bien que le feu brule en Perse comme chez les Celtes et que la neige est blanche partout et que le cours des orbes celestes est constant comme les lois qui les regissent sont semblables k elles-memes depuis leur toute premiere origine: et pour cette raison nous sommes exhortes par les oracles et les decrets et les senten ces de tous les sages k suivre la nature, notre guide, comme une divinite?5. L'etude de la nature est done superieure a toutes les autres sciences: nul plai sir plus doux, nulle contemplation plus noble ni plus libre des passions et ambitions humaines que de penetrer les replis caches de la nature, de com prendre Penchainement des causes et des effets, d'admirer a la fois la beaute, la Constance et la variete de ses phenomenes. 2 Jean Bodin, La Mithode de l'histoire, d. et tr. Pierre Mesnard, Paris, Presses Universi taires de France, 1951, pp. 114, 281-282. 3 Voir Pierre Mesnard, ? Jean Bodin et le probleme de r&ernite* du monde?, Bulletin de VAssociation Guillaume Bude', (1951), 117-131, p. 117. 4 Jean Bodin, Universae naturae theatrum, Francfort, Wechel, 1597, ff. 2 v?-3 r?. 5 Theatrum, f. 3 r?. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 75 Mais Bodin ne loue pas la science naturelle seulement pour lui avoir fait oublier les malheurs des guerres civiles et les plaisirs meilleurs qu'il dit, de fa$on quelque peu contradictoire d'ailleurs, avoir connus auparavant. La science naturelle est utile avant tout comme un outil de persuasion sans egal. ?Comme il est precieux que ceux que ni les preceptes de la loi divine ni les oracles des prophetes ne peuvent arracher a leur folie inveteree et tourner vers le culte de la vraie divinite, soient forces par les tres certaines demonstrations de cette science comme par la torture et la question a abandonner toute impi&e et k adorer la seule et unique divinite eternelle!?6 Bodin propose done le Theatre comme une arme contre les impies: ?Parce qu'il nous faut souvent disputer avec ceux qui n'ont aucun gout de la vraie piete, on doit les contraindre par la science naturelle. [...] C'est le devoir du philosophe non de contraindre par la force ouverte mais de presser par la raison, d'enseigner et d'instruire en entramant a Passentiment par des raisons non seulement probables mais aussi necessaires: tache que nous croyons avoir principale ment accomplie dans cette disputation. ?7 Le Theatre peut ainsi s'inscrire dans une etude generale de la polemique au XVIe siecle: il constitue d'une certaine fagon une argumentation soutenue contre ces impies un peu myste rieux que ?ni les preceptes de la loi divine ni les paroles des prophetes n'ont pu tirer de leur folie?. II est peut-etre utile de voir cet acharnement contre Pimpiete en partie comme une strategic de la part de Bodin. En attaquant des impies dont la definition satisferait pleinement tous les partis religieux, Bodin s'assurait Passentiment de son lecteur. II pouvait ainsi eviter des declarations specifi ques concernant sa propre position religieuse qui auraient pu le mettre dans une situation delicate. Bodin preserve habilement Pambigui'te sur la nature de sa propre foi, si bien qu'on Pa cru catholique, protestant, juif et natura liste. Ce n'est pas mon propos d'essayer d'apprecier ?ce que Bodin croyait vraiment?, tache ardue, sinon vaine, etant donn6 le manque de documents personnels, mais la strat6gie bodinienne de Pambigui'te doctrinale a Pinte rieur d'une oeuvre ou Dieu reste le figurant principal est remarquable et m6rite d'etre etudtee pour elle-meme. Bodin est certainement prudent, mais je ne vois pas pour autant de raison de douter de la sincerite de ses attaques contre Pimpiete. La passion qui Panime a travers le livre est en effet de mon trer la providence, la puissance et la bonte d'un Dieu createur et directeur du monde. 6 Theatrum, ff. 3 r?-v?. 7 Theatrum, ff. 3 v?, 4 r?. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 76 ANN M. BLAIR A premiere vue Bodin a organise son vaste sujet de fagon assez methodi que. A la lecture, on n'apergoit que cinq longues parties constitutes par les cinq livres, mais en tete de volume Bodin fournit aussi une subdivision en sections de longueur inegale que Fougerolles incorporera dans le texte fran gais. Ces sections se suivent de fagon assez traditionnelle par categorie de sujets: des causes, du mouvement, du lieu, etc.; des differents elements, etc.; des plantes, insectes, serpents, oiseaux, etc. Une fois dans le texte meme, cependant, le lecteur perd de vue cette structure et se trouve au milieu d'une serie foisonnante de questions qui au mieux ont un rapport associatif les unes avec les autres. Ainsi apres la question de savoir si la salamandre vit dans le feu, vient une question semblable sur le grillon: peut-il vivre et man ger dans les cheminees (310/444)8? De cette fagon, a Pinterieur de la section sur les serpents Bodin introduit, presque sans que le lecteur s'en rende compte, une digression de quelques pages sur les insectes. Pourtant Bodin reviendra abruptement au sujet de la section, en demandant d'abord pour quoi les septentrionaux ne mangent pas de sauterelles, alors que les meridio naux s'en regalent; puis pourquoi il y a plus de couleuvres dans les regions habitees que d'autres sortes de serpents9. L'enchainement par association d'idees n'est done pas systematique, et surtout tant qu'il traite du theme fixe pour la section, Bodin souvent ne s'impose aucune logique apparente dans la suite des questions. Sur les plantes par exemple plusieurs questions de suite introduisent chacune de nouveaux criteres de differentiation sans qu'aucun lien soit cree entre eux. Bodin oppose d'abord les plantes utiles aux hommes a celles qui ne le sont pas (272/387); puis il les distingue selon leurs qualites (sec, chaud, etc.) (274/389), pour opposer enfin les plantes sauvages aux domestiques (274/390). Par la suite ses questions ne feront qu'ajouter a la liste de differents criteres plutot que de batir sur ceux qu'il a deja etablis: ainsi il parlera des plantes produites par graine ou par pousse; des plantes k feuilles caduques; des plantes jeunes et agees; males et femelles; acides et ameres. Bodin n'offre ici aucune structure de classification progressive, mais juxtapose une enumeration de criteres simples. Pour cette raison, lorsque Frangois de Fougerolles proposera a la fin de sa traduction une table dichoto mique pour servir de guide de lecture a chacun des livres du Theatre, il devra y apporter beaucoup du sien pour disposer la matiere assez recalcitrante de 8 Les numSros entre parentheses se referent aux pages, d'abord de la deuxieme Edition latine (Francfort, Wechel, 1597), puis a celles de la traduction francaise (Lyon, Pillehotte, 1597), que j'utiliserai par commodity dans la mesure ou elle correspond au texte de Bodin. 9 II n'y a pas de doute que la sauterelle et le grillon sont des insectes pour Bodin puisqu'il les inclut dans son Enumeration des insectes (303/433). This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 77 Bodin dans un tableau ou les divisions se suivent logiquement deux par deux; c'est peut-etre par desespoir de trouver dans Bodin de quoi classifier les plantes, par exemple, que Fougerolles contourne la difficulty en traitant dans sa table seulement des differentes fa^ons de connaitre les plantes, plutot que des plantes elles-memes. Bien que Bodin se tienne en general au sujet tres vague qu'il s'est fixe (ser pents, oiseaux, poissons...) c'est souvent un phenomene general a travers les especes plutot que les particularites d'une espece donnee qui Pinteresse. La section sur les oiseaux se termine avec cette suite de questions: pourquoi les oiseaux souffrent-ils du froid plus que les animaux a poil? pourquoi les cerfs engraissent-ils plutot en ete, le gros betail en automne et les hommes, oiseaux, loirs et ours en hiver? pourquoi les poissons ne meurent-ils pas dans Peau froide? et, question bien caracteristique de Bodin, pourquoi les ani maux d'Europe sont-ils plus robustes que ceux d'Asie? (381-382/546-547). Bodin suit ici le theme de la reaction au froid chez differents animaux, comme s'il cherchait a en tirer des conclusions generates, peut-etre meme une de ces ?lois universelles? qu'il dit avoir cherchees dans son histoire humaine et chercher encore dans cette histoire naturelle. Mais les reponses qu'il propose sont decevantes de ce point de vue: chaque espece semble n'etre en fin de compte qu'un cas regi par des considerations propres. Ainsi le gros betail engraisse quand il ne trouve plus a manger, en automne quand le paturage reverdit et ?quand la chaleur naturelle [des betes] se renouvelle par la temperature de la saison?; le cerf est plus gras au printemps quand il se repait de la feuille des arbres mais avant que sa graisse se dissipe en ete quand il est en rut; quant aux oiseaux et aux autres animaux, ils deviennent plus gras en hiver parce que le froid resserre leur peau et bouche le passage des humeurs. Les poissons, eux, n'ont rien a craindre car selon Bodin il fait chaud au fond de Peau lorsque la surface gele, et il semble bien que Bodin veuille dire ?chaud? et non pas ?plus chaud? car il affirme que la mer, ?pour peu qu'elle soit esmeue, boult en hyver? (382/547). Le principe, bodi nien par excellence, de la vigueur et de la chaleur interieures engendrees par le froid exterieur, mentionne comme seconde consideration dans le cas du gros betail, n'est invoque comme explication principale qu'en reponse a la question a fondement geographique. Meme dans ce cas, ou Bodin maitrise deja un principe qui, me semble-t-il, aurait pu bien expliquer pourquoi la plupart des animaux engraissent l'hiver, il ne va pas jusqu'a degager une loi universelle. L'organisation du Theatre subit ainsi deux influences contradictoires: d'une part Bodin s'interesse avant tout a des questions d'ordre general, com paratif, apparemment dans le but de trouver des lois universelles; mais This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 78 ANN M. BLAIR d'autre part il ne propose aucune loi ou principe qui puisse organiser son tra vail et se contente ainsi de suivre un plan qui traite chaque espece s6par6 ment. Comme le remarque Oumelbanine Zhiri dans une these recente sur Leon PAfricain et Pemploi que fait Bodin de sa Description de VAfrique, l'exotisme n'interesse pas Bodin en lui-meme mais comme un exemple qui illustre tel ou tel principe general10. De meme, dans le Theatre, ce ne sont pas les differentes especes traitees dans chaque section qui en elles-memes inte ressent Bodin. C'est pourquoi il ne respecte sa division en sections que de fagon approximative et Pabandonne tout a fait quand il poursuit un theme plus general comme la reaction au froid chez differents animaux. Mais mal gre une preface optimiste, Bodin ne fournit que tres rarement de v6ritables principes generaux dans le Theatre; il ne peut finalement que se conformer a la classification traditionnelle par especes, meme si elle ne correspond pas a ses ambitions. II est clair toutefois que Bodin lui-meme ne se sent aucunement sollicit6 par deux objets contradictoires. Dans une introduction s6par?e consacree k la ?propositio totius operis)), Bodin ne manque pas de louer l'ordre qu'il sui vra. En effet, ?il n'y a rien au monde, qui soit plus plaisant a voir, ou qui recree avec plus grand volupte l'esprit de Phomme, ou qui soit plus commode que l'ordre))n. Si Bodin ne parle pas de sa methode dans le texte meme, c'est, dit-il, parce que, contrairement k certains, il ne commet pas Perreur de traiter un sujet tout en definissant la methode selon laquelle on doit le traiter, comme le fait Aristote notamment. Bodin fonde sa methode sur le fait qu'il faut ?par le consentement de tous traicter premierement les choses les plus faciles, et laisser pour la fin les choses les plus difficiles?! 2. Nous avons un exemple de ce qu'il appelle ?difficult?? lorsque, dans le meme passage, il cri tique Pic de la Mirandole pour avoir place, dans les questions naturelles, Pastronomie avant l'histoire des plantes, mineraux et animaux. ?Car, demande Bodin, quelle chose pourroit on trouver de plus difficile k expli quer que la doctrine des mouvements celestes, ou qui soit plus obscure k entendre, ou qui aist un plus excellent subject?))13 Les corps celestes sont ainsi les plus difficiles, et a comprendre et a expliquer, et en meme temps les 10 Oumelbanine Zhiri, LAfrique dans le Miroir de VEurope: Fortunes de Jean Lion VAfricain a la Renaissance, University de Paris X-Nanterre, 1989, pp. 428-429. Elle cite aussi a ce sujet Guy Tiirbet-Delof,? Jean Bodin lecteur de L6on d'Afrique ?, Neohelicon, 2, Budapest (1974), 201-216, p. 212. 1' Jean Bodin, Theatre de la nature universelle, tr. Francois de Fougerolles, Lyon, Pille hotte, 1597, sig [++6] v?. Theatrum, p. 1. 12 Thtatre, sig. [++7] v?. Theatrum, p. 3. 13 Ibid. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 79 plus nobles. Or, selon Bodin, ils sont aussi parmi les corps les plus com plexes. Bodin propose en effet une hierarchie de Punivers qui suit l'ordre de dix hypostases de complexity croissante: ?la premiere et la plus simple hypostase de nature [est] enclose en la matiere vestue de ses accidents?14; la seconde est la matiere conjointe k la forme et aux accidents, puis viennent les combinaisons successives de deux, trois et quatre elements; ensuite s'ajoutent d'abord la vie (plantes), le sentiment et le mouvement (animaux), Pintellect (hommes), et finalement? quelque chose de plus excellent que tout le reste? qui se trouve dans les anges et corps celestes. La dixieme hypostase est exempte de matiere et infinie: c'est Dieu. En suivant l'ordre de cette hie rarchie Bodin proc^dera done k la fois du simple au plus complexe, du facile au plus difficile et du vil au plus noble. Mais, des la page suivante de son introduction, Bodin laisse de cote ce schema apparemment ideal; en faisant correspondre chaque livre au plan propose, Bodin parle plutot de corps de plus en plus parfaits. II combine ainsi un modele d'inspiration n?oplatoni cienne (hypostases), avec les termes aristoteliciens des etres parfaits et impar faits, pour repondre en fait a chaque probleme particulier avec un eclectisme assez imprevisible. Cette justification theorique de Porganisation du Theatre cede rapide ment la place, dans Pesprit du lecteur, a la pratique du dialogue qu'adopte Bodin. C'est la succession des couples de questions et de reponses qui etablit les coupures regulieres du texte et qui permet de reperer les sujets abordes par chaque question malgre l'ordre disparate de leur presentation. Mais Bodin loue le dialogue pour d'autres raisons; il termine son introduction en affirmant qu'?il n'y a point de methode plus commode; ni plus facile a la memoire que ceste-cy?15. Cette remarque est le seul indice explicite de la fa^on dont Bodin esperait etre lu. Elle suggere un lien entre le Theatre et un autre travail tardif de Bodin, P?Epitre touchant Pinstitution de ses enfans k son neveu ?16. Bodin y raconte comment il a eduque ses enfants, qui avaient trois et quatre ans a son retour d'Angleterre (il avait aussi une fille dont il ne parle pas). II avait commence par leur apprendre a nommer en latin tout ce qu'ils voyaient et, dit-il, ?peu apres je les accoutumais de s'interroger l'un l'autre de sorte qu'ils disoient k part eux, sans que je leur apprisse rien?. II redigea aussi pour eux des sentences morales en latin et en francais qu'il leur fit apprendre par coeur et il leur enseigna Parithmetique et la gSometrie 14 Theatre, sig. [+ +8] r?. Theatrum, p. 3. 15 Theatre, sig. + + +2v?. Theatrum, p. 7. 16 Pierre Mesnard, Etat present des Etudes bodiniennes, Turin, Filosofia, 1960. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 80 ANN M. BLAIR (il n'explique pas comment). Pour terminer il indique qu'il ?leur apprete 600 questions en latin sans frangois de toute la beaute de nature))17. Ce texte date peut-etre de 158618: en ce cas, ce pourrait etre une esquisse du projet qui aboutira au Theatre, dont la composition date de 1590, selon une reference interne vers la fin du texte (560/806). Avec ses centaines d'auteurs cites et de renvois erudits, et ses quelque 900 questions, le Theatre publie ne correspond pas directement, il faut Pesperer du moins, aux questions congues pour Peducation des jeunes Bodin. Mais on peut comprendre qu'ayant trouve utile que ses enfants s'interrogent l'un l'autre en son absence pour repeter leurs legons, Bodin leur ait prepare des legons de science naturelle sous forme de questions et de reponses. Peut-etre la forme dialoguee du Theatre vient elle de ces questions pedagogiques mentionnees dans P?Epitre?. Peut-etre aussi faut-il la mettre en relation avec le souhait, formule a la fin de Pintro duction, que le lecteur du Theatre, comme ses enfants, apprendra le dialogue par coeur. Le dialogue servait depuis longtemps deja comme forme pedagogique. Le dialogue socratique dans lequel le maitre interroge Peleve pour lui faire trouver ce qu'il sait deja sans en etre conscient est bien connu, mais assez peu imite au XVIe siecle19. A cette epoque on pense plutot aux Colloques d'Erasme ou de Mathurin Cordier, et aux nombreux catechismes construits comme des dialogues entre maitre et eleve; dans la plupart de ces cas le dialo gue pedagogique prend la forme d'un interrogatoire par le maitre pour exer cer ou verifier les connaissances de Peleve. L'interrogatoire suit alors l'ordre d'un corps de questions organisees, independant des reponses qu'on peut donner. Dans le Theatre, au contraire, c'est ?Theorus)), Peleve, qui interroge ?Mystagogus)), son maitre. La fagon associative dont les questions et les reponses s'enchainent cree, par contraste avec le catechisme, une atmosphere de conversation libre, qui peut negliger certains sujets et s'etendre sur d'autres. La forme du texte epouse ainsi tres bien les interets divers de Bodin qui peut placer plus facilement des questions d'ordre general a Pinterieur de sections en principe strictement organisees. Ce sentiment d'une conversation reelle est cependant tout relatif, car le texte commence d'emblee avec une question de Theorus et finit sur une reponse de Mystagogue. Aucune mise 17 Publie par Paul L. Rose ed., Jean Bodin, Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics, Geneve, Droz, 1980, pp. 3-4. '8 C'est la date qui a ete ajoutee au manuscrit du XVIIe siecle que possede la Bibliotheque Nationale. 19 On trouve aussi cette approche dans certains passages des dialogues herm&iques. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 81 en scene, ni locus amoenus 6tabli par un narrateur exterieur au dialogue, ni commentaire de la part des interlocuteurs qui explique le contexte de la dis cussion. Les deux personnages sont seulement presentes a la fin de Pintro duction comme ?discipulus? et ?magister?. A part la signification interes sante que suggerent les deux noms que Bodin a choisis, ils pourraient tout aussi bien s'appeler, comme dans les dialogues scientifiques de Bernard Palissy, ?question? et ?responce?. A la difference, cependant, de Palissy qui cree un dialogue de ton agressif ou ? question? resiste souvent a ? responce? qui replique par de longues tirades de plusieurs pages, Theorus et Mystago gue sont toujours d'accord et echangent tres regulierement leurs propos. Cet accord ne resulte pas, comme dans un dialogue de type galileen par exemple, de ce que l'un des personnages a convaincu l'autre d'abandonner sa position initiale, mais de ce que Theorus ne presente aucune opinion qui soit independante de celle de Mystagogue; la position de l'auteur est done presentee sans ambigui'te. Lorsque dans les passages qui traitent de questions philosophiques comme Peternite du monde ou Pimmortalite de l'ame, Bodin veut defendre sa position contre certaines objections, il met bien celles-ci dans la bouche de Theorus. Mais puisque le meme personnage est charge d'objections d'inspiration disparate il n'a pas de veritable coherence et sou vent n'est qu'un faire-valoir. Les questions, surtout au debut des sections, sont parfois tout & fait pre visibles: comment definis-tu la science, la nature, le lieu, le mouvement, etc.; ou bien, combien y a-t-il de sortes de causes, de plantes, de serpents? Quel quefois Theorus demande aussi ce que pense Mystagogue de la verite de tel phenomene etrange, comme l'effet mortel du regard du basilic (306/438). Mais dans la majorite des cas, comme dans les exemples cites plus haut, Theorus demande pourquoi. II cherche une explication causale d'un pheno mene sur lequel lui et son maitre s'accordent deja, que ce phenomene nous paraisse evident ? pourquoi les oiseaux mettent-ils leur tete sous leur aile quand ils dorment? (379/543) ?, ou non20 ? pourquoi les serpents s'attaquent-ils plus aux femmes qu'aux hommes? (316/452). En reponse a certaines questions, comme cette derniere par exemple, Mystagogue n'est pas 20 On peut se demander si les presuppositions qui sous-tendent les questions etaient tou tes aussi evidentes aux contemporains de Bodin qu'elles le sont pour nous dans le cas de la ques tion pr6c6dente, ou si les lecteurs du Theatrum eteient censes en apprendre autant par les ques tions que par les reponses, comme c'est le plus souvent le cas pour le lecteur du XXC siecle. II s'agit la d'entrer dans le contexte culturel du lecteur contemporain de Bodin ? c'est a la fois le but ultime de cette recherche, et un espoir qui ne pourra jamais se realiser entierement. En tout cas on peut affirmer que si certaines questions eteient nouvelles pour le lecteur contempo rain, sans doute un plus grand nombre d'entre elles leur semblaient plus evidentes qu'a nous. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 82 ANN M. BLAIR sur de lui et replique par des questions, lui aussi: serait-ce parce que le ser pent, etant intelligent, s'attaque a ce qui est plus faible? ou bien, parce que la providence divine fait mourir les etres inferieurs d'abord? ? et il cite l'exemple, dans Ylliade, d'une peste qui frappa d'abord les animaux et ensuite seulement les hommes ? ou encore, serait-ce le resultat de Pinimitie entre le serpent et la femme, bien connue depuis la Genese? Tres rarement, comme dans le cas de Paction de Paimant, Bodin avoue ignorer totalement la cause d'un phenomene (244/342). Ce sont en effet ses reponses d'ordre causal que Bodin a annoncees avec la plus grande fierte dans son introduc tion. Contrairement a d'autres savants qui les separent, Bodin se felicite d'avoir ?conjoinct les causes de chacune chose avec son hystoire? car ?il n'y a rien [...] qui soit plus propre au Physicien que de s'enquerir des causes effi cientes de toutes choses, et mesme... de leurs causes finales))21. II distingue ainsi son travail de celui de Pline qui a accumule les histoires naturelles sans toucher a leurs causes. Ce genre de questions en ?Cur ? ? rapproche le Theatre de la tradition des problemata attribues a Aristote, a Alexandre d'Aphrodise et a divers contem porains dans de nombreuses compilations du XVIe siecle22. Theorus pose des questions auxquelles Mystagogue peut repondre, mais il les pose parce qu'elles comportent un element apparemment en contradition avec une cer taine logique, ou en tout cas qui etonne. Par exemple Theorus demande pourquoi les oiseaux de proie, qui ne boivent pas, ont Pestomac plus mou que les autres oiseaux qui ont Phabitude de boire (378/541). On voit bien comment cette situation parait s'opposer d'abord au sens commun. Mysta gogue repond que les oiseaux de proie ont Pestomac plus mou parce qu'ils se nourrissent de viande, aliment moins dur que les graines que mangent les autres oiseaux. Le principe initial, que Pestomac est plus ou moins mou selon ce que Poiseau consomme, est ainsi confirme en fin de compte alors qu'il semblait menace par un contre-exemple. Or c'est exactement ce genre de questions et de reponses qui remplit les compilations de problemata au XVIC siecle. L'introduction attribute a Alexandre d'Aphrodise dans une edi tion de 1555 explique en effet: ?Celles choses adonc se doivent demander et mettre en doute, qui sont moiennes: c'est a dire non celles, qui sont d'elles mesmes totallement evidentes, ne aussi celles qui sont tant cachees et 21 Theatre, sig. + + +v?-+ + + 2 r?. Theatrum, pp. 6-7. 22 Ces compilations peuvent s'ecarter considerablement du texte ancien dont elles preten dent etre une edition. Voir par exemple Problemes dAristote, Lyon, Jean de Tournes, 1587, qui comporte tres peu de questions attestees dans les editions modernes de ce texte. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 83 obscures que Phomme ne les puisse comprendre: mais celles la, lesquelles combien que soient obscures et difficiles peuvent toutefois estre expliquees par Perudition et entendement de Phomme.))23 Surtout dans les passages du Theatre qui traitent d'histoire naturelle, on peut reconnaitre cette preoccupa tion de poser des questions ?moiennes)) qui ne risquent ni de nourrir un scepticisme dangereux ni d'illustrer trop souvent les limites de l'esprit humain. Bien que troublantes au premier abord, ces questions correctement resolues par Mystagogue ne font que confirmer les principes du sens com mun qui les avait soulevees. Si Bodin partage ainsi le meme esprit que les compilations de problemata du XVIe siecle, il ne pose qu'une dizaine de questions que j'aie pu retrouver parmi des livres de problemes attribues aux Anciens. II dit done vrai lorsque, dans son introduction, il declare: ?Nous n'avons mis en avant aucun pro blesme d'Aristote, ni d'Alexandre Aphrodisee, sinon ceux, lesquels ils n'avoyent encor proposez; ou s'ils les avoyent proposez, qui sont demeurez sans estre expliquez; ou s'ils ont este expliquez, qui n'ont pas este confirmez par aucune raison; ou finalement, desquels Phystoire est fausse pour la vraye. ?24 Mais si Bodin aime a se rattacher a cette auguste tradition, le Thea tre est bien plus qu'un simple complement aux compilations de problemata deja disponibles. II presente une vision coherente de la nature et un contexte philosophique que l'on peut commencer a identifier des Pintroduction des deux personnages du dialogue qui portent les noms suggestifs de ?Theorus ? et ?Mystagogus)). ?Theorus)), terme ignore du latin, que Fougerolles traduit par ?Theori cien)), evoque immediatement la theoria ou recherche philosophique. Mis en conjonction avec le titre du livre, il rappelle aussi les mots de la famille de theaomai, ?voir,contempler)). Theorus serait le spectateur de ce theatre de la nature, et cette contemplation constituerait sa theoria. ?Theorus? est de plus la simple latinisation de Oecopos signifiant d'abord celui qui accede a la divinite et s'occupe des affaires la concernant comme les sacrifices et les ora cles. Le Thesaurus d'Estienne signale en outre un deuxieme sens pour Oeoopos: celui qui voyage pour enqueter sur les mceurs de chaque cite25. Cette super position d'un sens fort, religieux, et d'un second sens plus faible, qui evoque le voyage touristique plus que mystique se retrouve plus nettement encore dans le nom de son interlocuteur. 23 Lesproblemes d Alexandre Aphrodise", tr. M. Heret, Paris, Guillaume Guillard, 1555, f. 3 v?. 24 Theatre, sig. + + +2 r?. Theatrum, p. 7. 25 Henri Estienne, Thesaurus graecae linguae, Paris, Firmin Didot, 1841. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 84 ANN M. BLAIR ?Mystagogus? ou ?mystagogue? est un terme atteste dans les diction naires latins et frangais du XVIe siecle. Le sens qu'ils signalent est celui du grec mystagogos et designe l'homme charge d'initier les neophytes dans les mysteres26, et, par extension, de garder et de faire visiter les lieux et objets sacres27. Au XVIe siecle, le terme latin semble avoir souvent perdu son sens fort d'initiateur; ainsi un Calepin de 1570 propose de le traduire en langue vulgaire simplement par ?sacristain? et ses equivalents28. En frangais, au contraire, ?mystagogue? est atteste par Huguet dans le Cinquieme Livre de Pantagruel oil il a bien le sens premier, mais dans un emploi metaphorique29. Ces memes dictionnaires indiquent cependant un deuxieme sens de ?mystagogus? qui vient des Verrines de Ciceron. Apres avoir deplore la spo liation de Sicile par Verres, Ciceron conclut: ?C'est pourquoi, juges, ceux qui guident les voyageurs vers les objets a voir et les leur montrent un k un, que les Siciliens appellent mystagogues, les montrent desormais a Penvers. ?30 Si Ciceron explique le terme & ses auditeurs, il s'agit certainement d'un emploi local, etranger aux Romains. Mais c'est sur ce passage, auquel Bodin attribue d'ailleurs un contexte plus large que la Sicile antique, qu'il s'appuie pour expliquer ?mystagogue? dans les premiers paragraphes du Theatre. En effet, quand Theorus prend la parole pour la premiere fois, il demande a son interlocuteur s'il lui plait de suivre ?en ce discours la louable coustume des citez les plus belles et mieux administrees?. L'autre demande, renversant sans doute pour la seule fois les roles: ?Mais que veux-tu dire par la coustume des belles et bonnes villes dont tu a parle ?? Et Theorus expli que: ?Creer le Magistrat, qu'on appelle Mystagogue, auquel estoit commise la charge de recevoir courtoisement les estrangers recerchans la cognoissance des antiquitez et autres choses honnestes, les mener par la ville, leur monstrer toute Pantiquite du lieu, comme Temples, Theatres, Portiques, et de leur donner a entendre tout ce qu'il sgavoit de beau et de rare: de mesmes aussi, moy qui voyage par ce monde comme par une ville, desire d'estre instruict de toutes choses, a fin que je puisse entendre de toy tant ce, qui se fait en haut qu'en bas, tant ce qui est premier, dernier^ que moyen, finalement les causes de toutes choses avec leurs fins et dependances? (10/2-3). 26 Thesaurus linguae latinae, Leipzig, Teubner, 1960; Thesaurus trium linguarum, Paris, Joseph Barbou, 1753. 27 Aegidius Forcellini, Totius latinitatis lexicon, Prati, typis Aldinianis, 1868; et Teubner. 28 Ambrosius Calepinus, Dictionarium, Lyon, 1570. 29 Rabelais, CinquiemeLivre, 43 et 47, ainsi que Marnix, Differ. Relig., I, v, 4, in Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue frangoise du XVIe siecle, Paris, Didier, 1961. 30 Ciceron, Act. in Verrem Sec, IV, 132. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 85 Aucune allusion explicite au sens fort de ?mystagogue?, qui ne serait qu'un guide touristique et, par analogie ici, philosophique; mais Bodin ne peut pas employer ce terme, qui reste exceptionnel malgre son attestation dans quelques textes frangais et latins, sans evoquer son sens Etymologique d'initiateur, ou hierophante. De meme, Theorus, tout en se pr6sentant comme un simple voyageur ?par ce monde comme par une ville?, est aussi au sens fort celui qui accede a la divinity grace k Pinitiation a la contempla tion de la nature que lui offre son maitre. L'image d'un voyage k la fois philo sophique et mystique k travers le monde, auquel le lecteur va assister, est done developpee de fagon soutenue et deliberee. Le choix de cette metaphore renvoie k Platon et surtout a Philon pour qui le monde est une cite penetree de logos divin dont les hommes sont temporairement les hotes31. Bodin s'approche ici du theme de PSme de passage dans le monde materiel; et on entrevoit ainsi des les premieres pages le cadre neoplatonicien que Frangoise Joukovsky a bien identify comme ?le schema a Paide duquel Bodin ordonne le cosmos?32. Comme elle l'explique, pour Bodin l'ame humaine est un intermediaire entre Dieu et la nature par Pactivite de laquelle les differents niveaux, ou hypostases, de Punivers peuvent communiquer entre eux33. Tout en acceptant un dualisme entre le divin transcendant et le monde materiel, Bodin continue done k estimer que l'homme est capable, par sa position intermediaire, de connaitre Dieu k travers la creation. C'est sur cette capacite en effet que repose toute la portee de la preface et du Theatre comme argu ment contre les impies. La metaphore du ?theatre de la nature? contient cette meme reconcilia tion de ce que Festugiere a appele les tendances dualiste et moniste des cou rants issus de Platon34. En effet, elle suggere, d'une part, que l'homme est etranger k la nature comme Pest un spectateur a la piece qu'il regarde au theatre; mais, d'autre part, comme le dit Bodin explicitement dans la pre face, ce theatre aide a la connaissance de Dieu: ?Et certes le theatre de la nature n'est rien d'autre qu'un tableau des choses creees par le Dieu immor tel, place sous les yeux de chacun pour que nous contemplions et aimions la majeste, la puissance, la bonte, la sagesse de l'auteur meme ainsi que son admirable providence dans les choses les plus grandes, les moyennes et les 31 Platon, Banquet 211 c 1-4 in Festugiere, II, pp. 548-549; Philon, Cher., 120-121, in Fes tugiere, II, p. 538. 32 Francoise Joukovsky, Le regard intirieur: themesplotiniens chez quelques e'crivains de la Renaissance francaise, Paris, Nizet, 1982, p.48. 33 Ibid. Voir aussi Theatrum, pp. 431/623 et 540/778. 34 Festugiere, II, p. 585. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 86 ANN M. BLAIR plus petites.))35 L'homme a ete place dans cette cite etrangere qu'est pour lui le monde, comme un spectateur au theatre, pour y apprendre a connaitre Dieu a travers la nature: ?car, comme Paffirme Mystagogue, nous ne som mes pas venus pour autre fin en ce Theatre du Monde, que pour entendre tant qu'il nous est possible, Padmirable bonte, sagesse et puissance de ce grand Ouvrier de toutes choses, et pour estre ravis avec plus ardente affection a celebrer ses louanges en la contemplation de ce tout, ouvrage incompara ble d'iceluy)) (10/3). Si Phomme a une position intermediate privilegiee qui lui permet de comprendre Dieu a travers la nature, il ne peut y reussir que parce que la nature revele clairement la pensee du Createur. Comme Dieu, la nature est foncierement bonne; elle ne comporte aucun mal en soi, mais au contraire regie tout pour qu'un equilibre bienfaisant regne dans tous ses domaines, formant un systeme parfois independant du seul avantage de l'homme. Pour demontrer d'abord la bonte de la nature, Bodin s'arrete souvent aux plantes et animaux veneneux ou apparemment nuisibles et dangereux. Premierement il montre que le danger que presentent ces plantes et animaux pour les hommes de bien n'est pas aussi grand qu'on le croit. Les plantes, d'abord, sont clairement marquees lorsqu'elles sont dangereuses: le napellus par exemple porte une fleur en forme de tete de mort (287/409). Pas de risque done de s'empoisonner par megarde. De meme les serpents veneneux ne sont pas nombreux dans les regions habitees (314/448). De toute fagon, en cas d'accident, le sage Createur offre un anti dote pour chaque poison (292/417; 312/446; 315/450). Bodin en conclut que seuls ?les hommes meschants et vitieux)) sont vraiment menaces par ces dan gers (315/450). La seconde tactique de Bodin est de montrer la grande utilite des choses apparemment nuisibles. Les poisons sont utiles, premierement, ?pour faire mourir plus doucement ceux qui sont condamnez a iuste mort)) (288/410). Mais deuxiemement en raison de leur vertu medicate: Mystagogue cite la vipere comme l'exemple meme de la bonte divine, qui nous donne ainsi la theriaque. Bien sur nous pourrions aj outer que comme cette derniere sert principalement a guerir les morsures de vipere, on ne voit pas quel profit l'homme tirerait de l'existence de ces serpents; mais Bodin devance aussi cette objection: la vipere, dit-il, est de plus un souverain remede contre la lepre (314/449). Finalement, affinant Panthropocentrisme courant de ses commentaires, Bodin remarque que ce qui est veneneux pour l'homme peut en fait etre un aliment pour d'autres especes. Suit une enumeration, 35 Theatrum, f. 3 v?. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 87 probablement tiree du commentaire de Matthiole sur Dioscoride36, des oiseaux et animaux qui se regalent de plantes dangereuses pour l'homme (293/418). Ainsi, conclut-il, ?nihil in natura per sese noxium dici posse, sed tantum 7cp6$ ti?: rien dans la nature ne peut etre dit mauvais par soi, mais seulement sous quelque rapport. La providence divine est done toujours admirable pour la coherence glo bale qu'elle confere a la nature. Dans quelques passages particulierement interessants, Bodin montre comment la nature forme un systeme autonome, independant du seul bien de l'homme ou en tout cas qui ne sert qu'indirecte ment a l'homme, dans lequel Dieu a donne a chaque etre de quoi survivre pour lui-meme. Pourquoi les insectes ont-ils beaucoup de pattes? parce qu'ils n'ont d'autre moyen de se defendre que de prendre la fuite (304/434). De meme si les hirondelles volent vite, c'est pour pouvoir se nourrir de mou ches et eviter les attaques des oiseaux de proie (363/521). On pourrait meme attribuer a Bodin une notion rudimentaire de cycle ecologique, lorsqu'il jus tifie l'existence des insectes: ceux-ci consomment la pourriture des charo gnes et ensuite servent de pature aux oiseaux. Les insectes embellissent done Pharmonie du monde, contrairement aux plantes de Pline que Bodin critique ici pour leur impiete et leur futilite (311/444). Dans tous les cas la nature se suffit a elle-meme: Pintervention humaine ne peut que la corrompre et lui nuire. A l'exception de la pratique des greffes que Bodin trouve, avec Theophraste et une ancienne pratique agricole, utile pour ameliorer la production d'un arbre fruitier (284/404),?Partifice effoe mine et viole aucunement le naturel des plantes ?(275/390): c'est une des rai sons pour lesquelles, selon Mystagogue, les plantes sauvages sont ?de plus longue duree? que les cultivees. La nature se cultive elle-meme d'ailleurs, sui vant une ?ars naturae?, si bien que l'homme n'a aucun droit de toucher a la nature des plantes ou de leurs semences. Mystagogue se plaint violemment de ceux qui font ?porter bon gre mal gre [...] au Cerisier des Raisins, ou des Roses inutiles; aux Vignes des Raisins sans semence et aux Arbres des Prunes sans noyaux [...]; a POux des Roses verdes et sans odeur, a la Geneste des Roses iaunes; a quoy nature ne repugne pas seulement, mais aussi la loy divine qui deffend expressement, qu'on ne confonde ni les semences, ni les plantes les unes avec les autres, qui sont de diverses especes? (291/414). En effet, des la preface, Bodin avait averti que seule une nature intacte dans ?sa purete et simplicity ? pouvait mener l'homme qui la contemple comme ?par 36 Pierre Andre Matthiole, Commentaires [...] sur les six livres de Ped. Dioscoride, tr. Jean des Moulins, Lyon, Guillaume Rouille, 1572, p. 15. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 88 ANN M. BLAIR la main)) a la connaissance de son Createur37. La providence divine garantit que la nature menera l'homme a son Createur, mais cette garantie confere un caractere sacre a la nature et perd toute force lorsque celui-ci est viole. D'autres preuves de la providence divine dans le Theatre portent non sur le fonctionnement de la nature comme systeme, mais sur les avantages qu'elle presente directement pour l'homme. Certaines sont remarquables pour leur complexity comme la raison pour laquelle la culture conjointe de froment et de seigle empeche la nielle d'attaquer un champ: ?Je ne sgay k quoy en rapporter la cause, sinon a la Divine providence, laquelle veut que la provision des pauvres gens soit conservee de la Nielle et par mesme moyen le bon Froument, qui ne se met que sur la table des riches maisons: ne plus ne moins que les gens de bien, qui sont parmy les meschants conservent bien souvent par leurs bienfaicts et prieres les autres de perdition)) (292/416). Dans un cas, qui rappelle les moralisations medievales, la nature devient Pillustration d'une regie de conduite pour les hommes; quand Theorus demande pourquoi la nature ?a oste aux Oiseaux masles les ongles crochues, ausquels ell'a donne des esperons; et donne des esperons a ceux, qui n'avoyent pas les ongles crochues?, Mystagogue repond: ?afin que nous entendions par la, que nature a plustost donne des armes aux animaux pour se deffendre que pour se meurtrir les uns les autres? (378/542). Dieu a done distribue aux oiseaux deux sortes d'armes dans le seul but de dispenser une le^on de morale aux hommes. II ne reste ici aucune consideration de la provi dence du point de vue de Panimal, ni meme d'un systeme complexe qui conduirait indirectement vers Pavantage de l'homme. On peut titer plusieurs exemples d'arguments anthropocentriques plus communs pour montrer la providence divine: les insectes existent pour exciter les paresseux au travail (318/454)38, les oiseaux chanteurs pour faire plaisir aux hommes (370/530), et les oiseaux de proie pour les divertir a la chasse (380/545). Ainsi, malgre quelques passages qui suggerent une vision de la nature comme un systeme 37 ?I1 nous est interdit par la loi divine de meler les etres de differente sorte, ou de melan ger differentes plantes, ou les graines sem6es dans les champs, de peur que nous ne portions atteinte en aucune partie a la puret? et a la simplicite de la nature qui mene rhomme petit a petit par la main au pere de la nature, en lui faisant contempler d'abord les choses terrestres, puis, passant des terrestres aux celestes, et des choses sensibles a celles qui ne sont percues que par Tactivite de Pesprit, le portent finalement, comme enlev6 par des ailes 16geres, jusqu'a la connaissance et a l'adoration du fondateur eternel? (Theatrum, f. 3 r?). 38 Le commentateur anonyme qui a laisse ses notes dans l'exemplaire du Theatrum que possede Jean Ceard (voir note suivante) ajoute une autre raison pour les trouver utiles a Thomme: ?Ils nous incitent a la proprete: puisque ces petits animaux naissent generalement de la salete.? This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 89 autonome, Bodin semble bien penser que les animaux et les plantes existent principalement pour le bien de l'homme. L'anthropocentrisme de Bodin a cependant des limites qui sont definies notamment par ses convictions neoplatoniciennes. Ainsi, lorsque Theorus demande si tes choses celestes ont ete creees pour les hommes, Mystagogue repond avec force: ?Ta demande est telle, comme si tu t'enquerois de moy, si les hommes ont este faicts pour les bestes: car c'est une reigle infaillible, que la fin est tousiours plus excellente, que les choses, qui tendent a elle. Car, qui seroit cestuy-la, pourveu qu'il ne fust insense, qui pensast que les choses terrestres fussent par dessus les celestes, les elements par dessus les astres, les tenebres par dessus la lumiere, et les effects par dessus les causes mesmes? Toutesfois Parrogance de l'homme, Pimbecillite et Perreur sont venus ius ques la, qu'ils croyent que les astres et estoilles, par lesquelles ils regoivent un'infinite de biens, n'ont este creez pour autre fin, que pour leurs commodi tez? (609/881). L'homme, huitieme hypostase, est la fin de tout le monde ter restre, mais il est surpasse dans la hierarchie de Punivers par les anges et les corps celestes qui tiennent la neuvieme et derniere place avant Dieu lui meme. Ainsi, bien que Bodin ne se prononce pas explicitement, c'est plutot l'homme qui existe pour les corps celestes que Pinverse. On voit combien cette conclusion est particuliere a Bodin en la compa rant a la reaction d'un lecteur anonyme, mais probablement allemand et peut-etre protestant, qui a laisse des notes marginales dans l'exemplaire du Theatrum que possede Jean Ceard39. Alors qu'en general ce lecteur approuve le texte de Bodin et se contente de prendre des notes de lecture, a ce passage il marque deux fois son opposition. A la suggestion que l'homme ne serait qu'une ?chose terrestre)), inferieure aux celestes, il objecte: ?l'homme est non seulement terrestre du point de vue du corps, mais du point de vue de Pame il est aussi immortel et plus que celeste)); et un peu plus bas il demande si les planetes ne sont pas en fait creees pour l'homme, du moment qu'elles sont a son service. C'est done une vision de la nature parfois un peu particuliere que Bodin propose comme la ?tres certaine demonstration)) qui forcera tout impie ?k adorer la seule et unique divinite eternelle?. On peut se demander k quels contemporains il pense s'opposer par cette presentation de la bonte, de la 39 En remplacant le ?vulgo? de Bodin par ?Gallice? (p. 289, n. 1), l'annotateur r^vele qu'il n'est pas francais. Son orthographe de ?caussa? suggere une origine germanique, et son emploi de ?Solomo? plutot que ?Salomo? est peut-etre un indice de protestantisme. Cette orthographe fut en effet condamn6e par la Sorbonne; voir Michael Screech, 6d. Rabelais, Tiers Livre, Geneve, Droz, 1964, p. 13, n. 145. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 90 ANN M. BLAIR providence et de la toute-puissance de Dieu. II attaque explicitement les Epi curiens en quelques endroits, mais on trouve peu de contemporains qui nient l'existence d'un Dieu createur tout-puissant. On a aussi suggere que le Thea tre pourrait etre une riposte a Jerome Cardan40, mais les references a celui-ci sont en general favorables et portent sur des points de detail plutot que sur des divergences fondamentales. Si l'on peut done bien placer le Theatre dans le contexte de Papologetique chretienne, ou peut-etre judeo-chretienne, de Pepoque, il reste le probleme de savoir contre quels ennemis cette defense de la foi est faite. Henri Busson presente de nombreux exemples d'apologistes ecrivant contre les athees et Epicuriens du XVIe siecle, sans etablir de facon satisfaisante l'existence a cette epoque de veritables rationalistes libertins ou d'achristes, categorie oil il fait d'ailleurs figurer Bodin, ou en tout cas l'auteur du ColloqueHeptaplomeres41. Contre qui done est dirige ce mouve ment d'apologetique qui se place au-dessus des differences doctrinales et ou la theologie naturelle tient une place considerable? La question de Patheisme au XVIe siecle est bien connue a la fois pour sa difficulty et pour les travaux importants qu'elle a suscites. Sans pretendre y apporter d'arguments for mels, peut-etre un exemple pourra-t-il toutefois suggerer une hypothese sup plemental. Le deuxieme volume de Y Instruction chretienne de Pierre Viret constitue un exemple important d'une apologetique non protestante, mais chretienne, contre les athees en puissance plutot que contre les catholiques. Viret y pre sente d'ailleurs nombre d'arguments de theologie naturelle dont on recon nait certains dans le Theatre de Bodin42. II appelle atheistes, ?non seulement ceux qui nient toute divinite, si ainsi est qu'il s'en puisse trouver de tant mal heureux entre les hommes, mais aussi ceux qui se moquent de toute religion. [...] Et entre ceux-cy il y a en a les uns qui ont quelque opinion de Pimmorta lite des ames: les autres en iugent comme les Epicuriens, et pareillement de la providence de Dieu envers les hommes?43. Viret s'inquiete de ces philoso phes qui rejettent des arguments essentiels comme Pimmortalite de l'ame ou la providence divine, et qui ?tiennent escole et empoisonnent plusieurs per sonnes?44. En partie sans doute pour justifier son effort, Viret affirme 40 Mesnard, ?Jean Bodin et le probleme de Peternite du monde?. 41 Henri Busson, Le rationalisme dans la literature francaise de la Renaissance (1533-1601), Paris, Vrin, 1957. 42 Pierre Viret, Instruction chre'tienne, vol. II, Geneve, Jean Rivery, 1564. Voir par exem ple sa defense des plantes et animaux veneneux, pp. 176-181. 43 Viret, sig. Cv v?. 44 Viret, sigs. Cv v?-Cvi r?. This content downloaded from 189.4.75.68 on Sat, 23 May 2020 13:40:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms LA NATURE THEATRE DE DIEU, SELON JEAN BODIN 91 cependant qu'il n'ecrit pas pour ces philosophes eux-memes, et qu'il veut plutot prevenir la diffusion d'un mal que guerir ceux qui en sont deja atteints: ?Et a fin qu'il ne semble k plusieurs, que i'aye travaille en vain, au regard de tels personnages qui se moquent de toutes remonstrances et correc tions, ie veux bien que les lecteurs entendent que ce n'est pas aussi pour eux principalement, pour lesquels i'ay travaille en ceste oeuvre, mais pour ceux qui pourroyent estre en danger d'estre seduits par eux, a fin qu'ils soyent mieux armez contre la philosophic diabolique de ces philosophes et docteurs infernaux.))45 En effet, Viret craint que nous ne soyons ?venus en un temps auquel il y a danger que nous n'ayons plus de peine a combattre avec tels monstres qu'avec les superstitieux et idolatres. [...] Car parmy ces differens qui sont auiourd'huy en la matiere de religion, plusieurs abusent grandement de la liberte qui leur est donnee, de suyvre, des deux religions qui sont en dif ferent, ou Pune ou l'autre. Car il y en a plusieurs qui se dispensent de toutes les deux, et qui vivent du tout sans aucune religion))46. En outre leur attitude est d'autant plus difficile k deceler qu'ils ?s'accommodent, quant a l'appa rence exterieure, a la religion de ceux avec lesquels il leur faut vivre, et aus quels ils veulent plaire, ou lesquels ils craignent))47. Le lecteur que Viret espere atteindre avant tout n'est done pas celui qui se dit athee ou qui manifeste des doutes sur la religion, ni meme celui qui manque aux devoirs de la pratique reguliere. C'est plutot quelqu'un qui, dans le climat des conflits religieux, a perdu la conviction de sa foi et qui devient ainsi vulnerable aux arguments ?atheistes? des philosophes. Peut etre est-ce dans le meme esprit que Bodin, tres conscient des circonstances tragiques dans lesquelles il ecrit quelque trente ans apres Viret, se plaint dans la preface du Theatre de ceux qui n'ont ?aucun gout de la vraie piete)). Le mouvement apologetique dont le Theatre de Bodin fait partie, viserait ainsi moins des athees confirmes qu'il resterait k identifier, que tes tiedes et les indifferents qui se sont multiplies pendant les guerres de religion et ou les esprits plus ardents comme Viret et Bodin voient un champ fertile pour Peclosion d'un atheisme issu de certains philosophes anciens. Princeton University. Ann M. Blair. J'ai plaisir a remercier Monsieur Jean Ceard, dont les suggestions tant specifiques que generates m'ont constamment 6t d'un grand secours. Je suis aussi reconnaissante aux membres de TAssociation V.-L. Saulnier pour leurs contributions lors de ma presentation de ce travail. 45 Viret, sig. [Cvii] r?. 46 Viret, sig. Cvi r?. 47 Viret, sig. Cv v?. 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